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Page:Austen - Orgueil et préjugé, 1966.djvu/273

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le courant de la matinée. Dès qu’il entra, Élisabeth résolut tort sagement de paraître parfaitement calme et aisée : résolution bien nécessaire à prendre, quoique difficile à garder, car elle vit bien qu’ils excitaient l’un et l’autre les soupçons de toute la société ; et à peine y avait-il un seul regard, qui ne se fixât sur lui, étudiant sa conduite, lorsque d’abord il entra au salon ; mais la physionomie où une vive curiosité se laissait le mieux apercevoir, fut celle de Mlle Bingley, malgré l’air riant qu’elle s’efforçait de prendre en parlant à ceux qui excitaient sa jalousie ; car ce sentiment ne l’avait point encore mise au désespoir, et ses attentions pour M. Darcy n’étaient nullement finies. Mlle Darcy, à la vue de son frère, s’efforça de nouveau de prendre part à la conversation, et Élisabeth vit qu’il désirait beaucoup qu’elle et Georgiana se connussent, et cherchait, autant que possible, à les faire causer ensemble. Mlle Bingley s’en aperçut également, choisit le premier moment de silence pour dire, d’un air moqueur :

« Est-il vrai, mademoiselle Élisa, que le régiment de milice a quitté Meryton ? Cette perte a dû être vivement sentie par votre famille. »

En présence de Darcy, elle n’osait prononcer le nom de Wickham, mais Élisabeth comprit facilement que c’était de lui qu’elle voulait parler, et les divers souvenirs attachés à cette idée l’affligèrent un moment ; mais, faisant un effort sur elle-même pour repousser cette attaque si méchante, elle put bientôt répondre à la question d’un air assez indifférent. Comme elle parlait, un coup d’œil involontaire lui montra Darcy, dont le teint animé trahissait l’émotion, la regardant attentivement, et sa sœur accablée de honte et n’osant lever les yeux. Si Mlle Bingley avait su la peine qu’elle causait en ce moment à sa chère amie, elle n’eût sans doute pas fait une semblable allusion, mais tout son désir se bornait à embarrasser Élisabeth, en retraçant à sa pensée l’homme auquel elle la croyait attachée, et à lui faire montrer une sensibilité qui aurait pu lui nuire dans l’esprit de Darcy : peut-être aussi voulait-elle rappeler à ce dernier les folies et les inconvenances que ce corps avait