Page:Béroul - Le Roman de Tristan, par Ernest Muret, 1922.djvu/14

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feraient, comme dans l’amusante comédie de Tirso de Molina, Don Gil de las calzas verdes, que tripler, quadrupler un personnage déjà double. Une autre solution s’offre à l’esprit, qui rend mieux compte que les précédentes de ce qu’il y a d’incohérent, de décousu, de contradictoire dans les récits du manuscrit 2171.

Ce poème est une œuvre de jongleur, destinée à la récitation publique en présence d’auditeurs au goût moins raffiné que le monde aristocratique pour lequel ont été écrits les romans de Chrétien de Troyes et de Benoît de Sainte-More. Supposons que le fragment conservé à la Bibliothèque Nationale dérive, non d’une copie soigneusement mise au net pour être livrée au public, mais d’un brouillon, de l’exemplaire qui servait à la fois à la composition et à la récitation du roman. De toute nécessité, un texte transmis en de telles conditions nous trahira les velléités, les hésitations, les repentirs, toutes les variations d’un auteur composant à bâtons rompus, en de rares instants de loisir, et (qui sait ?) peut-être mort trop tôt pour avoir pu donner à son œuvre le dernier fini. Est-ce que les vers surnuméraires qui riment avec nos 697-8 et 1833-4 ne seraient pas des variantes de rédaction, accueillies par un scribe peu attentif ? Que l’on reprenne, à la lumière de cette nouvelle hypothèse, toutes les contradictions signalées dans notre fragment, il n’en est pas une seule qui ne puisse être expliquée et justifiée de cette façon. Dans des conditions bien plus favorables, le texte traditionnel, la vulgate, des Triomphes de Pétrarque, n’a-t-il pas été constitué par la juxtaposition de plusieurs rédactions successives, qui s’accordent mal entre elles et forment un tout disparate et contradictoire ?

La solution proposée ne préjuge pas la question toujours pendante : un seul ou deux auteurs ? Les contradictions mises hors de cause, il subsiste encore entre les deux parties de notre fragment, si semblables soient-elles, certaines différences, plus intimes, moins apparentes, sensibles néanmoins, dont quelques-unes se concilient malaisément avec l’opinion qui voudrait attribuer le poème tout entier à Béroul. Sans doute, il n’a pas été composé d’un seul jet. La seconde partie se date de la fin du XIIe siècle par une allusion du vers 3849 à l’épidémie qui sévit parmi les croisés durant le siège