Page:Béroul - Le Roman de Tristan, par Ernest Muret, 1922.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’Acre, en 1190 et 1191 ; mais ni l’état de la langue ni l’allure de la versification ne s’opposeraient à ce qu’on fît remonter la première jusqu’aux années de 1165 à 1170. Il faut tenir compte d’une interruption possible dans la composition et de la diversité présumée des sources, — d’une part un plus ancien poème, de l’autre peut-être des récits oraux, — pour mesurer la portée des remarques qui vont être soumises au lecteur. Ici, mainte « licence poétique », mainte cheville ; là, une plus sûre maîtrise de la rime, en même temps qu’une prédilection marquée pour les interrogations oratoires Que diroie ? Que vos diroie ? Ici les formes de la déclinaison, là celles de la conjugaison ont gardé un aspect plus archaïque, se ressentent moins des effets de l’analogie qui les acheminait lentement vers l’usage moderne. Les procédés, la technique peuvent varier, le métier poétique se perfectionne avec les années ; mais est-ce bien le même poète que nous trouverions tout à la fois en progrès et en recul dans le maniement de la langue ?

Plus significatives encore sont les différences d’esprit et de ton qui percent sous la frappante unité du style, Dans la première partie, le jongleur, sans doute un ancien écolier, étale volontiers son petit savoir, il témoigne d’un vif souci des bienséances chevaleresques, il se plaît à moraliser et, sans nous paraître un psychologue bien pénétrant, se montre du moins apte à juger les sentiments et les actes de ses héros. Dans la seconde partie, plus grossière, plus violente, plus barbare, rien ne trahit plus chez l’habile conteur ni aucune notion de la courtoisie chevaleresque, ni des préoccupations morales, ni l’instruction d’un clerc. Est-ce là toujours le même auteur à deux étapes successives et même éloignées de sa carrière poétique ? Ne sont-ce pas bien plutôt deux poètes plus différents que Chrétien de Troyes et ce Godefroy de Lagny qui acheva pour lui le Conte de la Charrette et dont nous soupçonnerions à peine la collaboration, s’il n’avait eu soin de se nommer ? Je n’oserais plus aujourd’hui, comme au titre de l’édition de 1903, associer au nom de Béroul celui d’un anonyme contesté. Mais je n’arrive pas à me persuader, à l’exemple d’autrui, que les « dix-neuf Béroul » imaginés par Heinzel « n’ont pourtant jamais fait qu’un seul Béroul »[1], et non deux.

  1. J. Bédier, Les Légendes épiques, III, p. 399