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préface.

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Au milieu de ces tribuns de la critique philosophique ; une place particulière est due à M. Strauss, qui, le.premier, en publiant sa Vie de Jésus, appliqua. aux questions religieuses les principes de Hegel et troubla bien des consciences, mais qui conscrva toujours dans ses plus vives témérités l’amour du vrai, le respect de la dignité humaine et même une piété sincère, attestée par la tristesse éloquente de ses derniers écrits.

La Jeune école hégélienne n’avait pas encore achevé son orageuse carrière, lorsque les événements politiques de 1840 suscitèrent tout a coup une légion de poëtes. Les complications de la question d’Orient menaçaient de produire une crise européenne, et déjà l’Allemagne croyait voir une armée française sur le Rhin ; en même temps un prince, qui était alors l’espoir de l’opinion libérale, venait de monter sur le tronc de Prusse ; le moment parut bien choisi pour réclamer l’exécution des promesses que les souverains d’Allemagne, en 1815, ayaient faites à leurs peuples. Cette agitation, qui se produisit sous maintes formes, s’exprilna surtout par la bouche des poëtes lyriques. Digit, de 1830 a 1840, l’harmonieux Anastasius Grün, le noble Platen, l’ardent Nicolas Lenau, avaient fait entendre à leur pays les fiers accents d’une poésie libérale ; en 1840, ce ne furent plus des voix isolées, mais un tumultueux concert. M. Hoffmann de Fallersleben, M. Franz Dingelstedt, M. Robert Prutz, M. Charles Beck, M. Alfred Meissner, surtout M. Georges Herwcgh et M. Maurice Hartmann, exprimèrent avec beaucoup de verve et d’éclat les émotions patriotiques de l’Allemagne. Quelque jugement que l’on porte sur tel ou tel de ces écrivains, il est impossible de ne’pas tenir compte de cette transformation de la poésie, naguère encore si étrangère au monde réel et aux intérêts d’ici-bas. Le succès des poëtes politiques, de 1840 à 1848, prouve que l’Allemagne était tourmentée du besoin d’agir ; Henri Heine, après avoir persiilé ses confrères dans son poöme d’Atta-Troll, était conduit bientôt à imiter leur exemple pour ne pas perdre la faveur du public, et en terminant la plus poétique’de ses satires, Germania., conte d’hioer, il ógalait du premier coup toutes les hardiesses de M. Herwegh. t

Ces trois épisodes, la Jeune Allemagne, la Jeune école hégélienne, l’école des poëtes politiques, nous montrent sous trois formes différentes l’agitation de l’esprit allemand depuis la mort de Gœthe ; et quel est le secret de cette agitation ? le besoin que l’Allemagne éprouve de quitter la reverie pour l’action, et de se créer une littérature plus vive, plus pratique, capable d’intéresser toutes les classes de la nation aux destinées de la patrie commune. Le même esprit se retrouve dans presque tous les travaux littéraires de cette période. Ce qui s’était produit d’abord avec une turbulence juvénile ou une violence grossière va reparaître sous des formes plus pures chez d’excellents esprits. Populariser la science, agir sur la pensée publique, déshabituer l’Allemagne de son quiénsme intellectuel et la préparer aux épreuves de l’avenir, telle sera l’inspiration générale. Certes, les philosophes de cette période ne sauraient être comparés aux maîtres de la période précédente ; on ne contestera pas cependant aux penseurs qui ont paru en Allemagne depuis la mort de Hegel un vif désir de rendre la science plus claire et plus ellicace. Tandis que MM. Brandis et Ritter, gardiens respectés des anciennes traditions, continuent leurs travaux sur l’histoire de la’philosophie antique et moderne, tandis qu’un métaphysicien solitaire, M. Schopenhauer, essaye de construire un nouveau système du monde moral qu’il oppose aux systèmes de Fichte et de Hegel, les représentants des tendances nouvelles, penseurs ou historiens, abandonnent les spéculations ambitieuses pour les recherches utiles, et s’efforcent de rendre ainsi aux sciences philosophiques la popularité qu’elles ont perdue. M. Charles Piosenkranz, M. Édouard Erdmann. M. Kano Fischer, pour citer seulement quelques noms, manifestent au sein de l’école hégélienne la naissance de cet esprit nouveau, plus visible encore chez un grand nombre de penseurs indépendants qu’on pourrait appeler des spiritualistes pratiques ; à ce dernier, groupe appartiennent M. Trendelenburg, M. Apelt, M. Fortlage, M. W irth, M. Ulrici, M. Chœlybœus, M. Maurice Carrière, et surtout M. Hermann Fichte, le digne fils de l’illustre successeur de Kant.

Mais c’est surtout dans les travaux des historiens qu’on voit éclater cette transformation de l’esprit allemand. A l’histoire érudite et trop souvent pédantesque, à cette histoire pesante, contentieuse, surchargée de notes, exclusivement écrlte pour les académies, a succédé l’histoire, savante toujours, mais qui n’étale plus sa science, érudite, mais virile, qui se préoccupe des résultats et qui s’adresse a tous. Ici, ce sont les travaux de M. Léopold Ranke sur les divers États de l’Europe au xvrfl et au xvn° siècle, ceux de M. Dahlmann sur la révolution de 1688 et la révolution française, de M. Gustave Droysen sur la Grèce antique et Alexandre le Grand, de M. Louis Hausser sur l’histoire de l’Europe depuis la mort de Frédéric jusqu’à. la chute de Napoléon, de M. Beitzke sur les guerres de 1813 et de 1814, etc. M. Schlosser, qui, dans la période précédente, avait donné de beaux exemples de cette façon d’envisager l’histoire, a rivalisé d’ardeur avec ses jeunes émules en traçant son tableau du xvni° siècle. L’élève et le continuateur de Schlosser, M. Gervinus, a introduit cette virile inspiration dans l’histoire littéraire : son histoire de la poésie nationale des Allemands est un des événements de cette période. L’histoire ecclésiastique, l’histoire des arts, l’histoire des sciences, inspiraient aussi un grand nombre d’écrits remarquables, destinés à répandre dans la foule des idées justes et précises. Les controverses théologiques, toujours si fécondes en Allemagne, enfantaient les deux écoles rivales de Tubingue et de Gœttingue, dont les chefs, M. Baur et M. Eweld, ont enrichi l’histoire générale en consacrant les recherches les plus hardies aux premiers siècles du christianisme. L’histoire de l’antiquité elle-même, jusque-là. réservée a l’enseignement des écoles et aux disputes des académies, a été racontée d’un style vif et net, débarrassé du lourd appareil de Pérudition. C’est dans cet esprit à. la fois savant et populaire que sont conçues l’Hisiaire de antiquité par M. Max Duncker, Nlistoire d’Alea : andre le Grand par M. Gustave Droysen, l’Histoire romaine de M. Théodore Mommsen, l’Histoire grecque de M. Ernest Curtíus, etc. On pourrait signaler le même progrès chez les orientalistes : M. Lassen, M. Weber, M. Max Müller, sans oublier jamais les sévères conditions de la science, ont obéi à l’esprit de leur époque en s*et’forçant de rendre accessibles au plus grand nombre les résultats de leurs immenses recherches. Enfin, malgré cette direction très-précise de la science historique, la philosophie de l’histoire n’a pas été abandonnée ; il suffit de rappeler le nom et les ouvrages d’un des plus nobles esprits du xxx’siècle, M. de Bunsen.

Si la littérature d’imagination est bien loin de présenter le même caractère, on peut y retrouver encore ça et la les symptômes de l’esprit que nous venons d’indiquer : au milieu de la confusion des lettres, parmi tant de romanciers médiocres et de poëtes fastidieux, les écrivains qui se sont fait une place à. part sont précisément ceux qui se sont le mieux associés à ces progrès de la pensée publique. Nous citerons en première ligne M. Berthold Auerhach, conteur habile, ingénieux moraliste, qui, dans ses Histoires villageoise. : de la Foret-Noire, a protesté victorieusement contre le style afïadi des romanciers de salon. Débarrassé du panthéisme qui donnait une couleur fâcheuse à ses premiers ouvrages, il s’est élevé peu à peu, et surtout dans l’Écrin du Compère, à un libéralisme viril qui l’a fait accepter comme l’instituteur populaire de l’Allemagne. M. Gustave Freytag, auteur du roman intitulé Doit et Avoir, a essayé de peindre, non pas les passions et les aventures des désœuvrés, comme le font si volontiers les conteurs de nos jours, mais les épreuves fortifiantes de la vie active, la grandeur morale de la société qui travaille, et bien que la critique ait eu plus »d’un reproche à lui adresser, un éclatant succès a couronné son entreprise. Avant que M. Bertbold Auerbach et M. Gustave Freytag eussent introduit cette male inspiration dans un genre littéraire jusque-la livré tt tous les caprices, un écrivain fort étranger aux luttes intellectuelles de l’Allemagne avait préparé les esprits à ce progrès. Un citoyen des États-Unis, Allemand par sa famille et attaché de cœur au pays de ses pères, lui envoyait a travers l’Océan de remarquables tableaux de la démocratie américaine. Le Vice-Roi, les Scènes de la via transatlantique, Morton, George Howard, Nathan, tous ces beaux récits tracés dans la langue de Gœthe arrivaient en Allemagne du pays de Washington. L’auteur ne s’était pas fait connaître ; pendant bien des années, le grand inconnu, ainsi le désignait une critique enthousiaste, déroba son nom à. ses admirateurs. On sait aujourd’hui que ce vigoureux peintre s’appelle Charles Sealsfield. C’est aussi pour l’Allemagne que le romancier de la Suisse allemande, M. Jérémie Gotthelf, dont le nom véritable est Bitzius, a tracé ses rustiques peintures de l’oberlancl. Les rudes leçons qu’il infligeait dans ses récits aux démagogues de ses montagnes s’a’lressaient