Page:Baillon - Moi quelque part, 1920.djvu/116

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quoi se tailler des tranches à sa guise. Et le beurre que j’allais oublier ! Voici le beurre, et maintenant arrangez-vous : j’oublie que vous êtes là ; j’ai à faire.

Lui, il n’a pas faim. Oh ! non. On peut le regarder. Il a mangé hier, ou certainement un autre jour. Voyez comme il se coupe sans hâte sa tartine, comme il la brise juste par le milieu, comme lentement il la porte à sa bouche, et ce n’est pas sa faute si le gosier a faim, s’il happe les morceaux tout entiers, si au goût de ce pain, on ne peut lui en fourrer assez vite et si la tasse, qu’il faudrait boire à petites gorgées, se trouve vide au premier coup.

J’en verse une autre toute pleine, j’arrange un coin du rideau, puis, mon Dieu ! parce qu’il fait froid, d’un coup de genou je vais pousser à fond la porte.

C’est que j’ai vu, cheminant sur la chaussée, deux ombres, deux cavaliers qui ne doivent pas, tous les jours, savoir ce qui se passe dans une baraque. Ils vont côte à côte, à l’aise, en gendarmes dont la mission est de faire du chemin et qui en font. Leur mousquet les accompagne, à portée, en travers de la selle. Ils ont le temps et, comme il se présente là un sentier vers la maison du Monsieur, ils s’y engagent, histoire d’ajouter ce petit bout de route à tous les bouts qu’ils doivent faire.

L’homme aussi les a vus. Mais s’arrête-t-on pour des gendarmes ? Non, n’est-ce pas ? Sa tartine finie, il s’en coupe une deuxième, remet la miche où elle était… Seulement, voilà, il garde le couteau.

Les autres sont maintenant très près. Ils s’intéressent à mes choux, car un gendarme doit tout voir. En longeant l’enclos, celui qui vient le premier se tourne vers son camarade et lui crie quelque chose qui finit par « poule ». Ce doit être drôle : ils se mettent à rire et voilà les quatre yeux de leur trogne qui se braquent en même temps sur ma porte.

Vont-ils entrer, comme il arrive, pour rien, pour agacer le Monsieur, lui dire qu’il y a du brouillard, mais qu’après ce brouillard il fera beau ?

L’homme continue à mâcher. Le couteau dans son poing, il ne s’occupe même plus de ce qui se passe derrière la fenêtre ; ses yeux sont tout à la porte et c’est simple : si elle bouge, il