Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/198

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Paris de renoncer au drapeau rouge, Lamartine avait eu à repousser un nouvel assaut, bien plus grave. Cette fois, on voulait l’obliger à réaliser sur le champ l’organisation du travail. Un groupe d’ouvriers, dont le chef portait le nom impératif de Marche, avait envahi la salle du gouvernement provisoire. Frappant le parquet de la crosse de son fusil, Marche, d’un geste de tribun, montra la place de Grève, où la foule à ce moment poussait une clameur, et il adressa aux chefs de la démocratie ces paroles merveilleuses « Citoyens, depuis vingt-quatre heures la révolution est faite, le peuple attend encore les résultats. Il m’envoie vous dire qu’il ne souffrira plus de délai. »

Lamartine essaya de convaincre ces croyants exaltés que le progrès était lent et se ferait par étapes. Dans un dialogue nerveux, tenu sous le coup de l’émeute, il esquissa, par une de ces étonnantes inspirations dont il était coutumier, un programme social de réformes prudentes, modérées, progressives, aux paliers très espacés, celui-là même que la troisième République se donnerait plus tard pour tâche de remplir. Mais lorsque Lamartine parla des institutions fraternelles que la République devait successivement organiser pour relever la condition du prolétaire, il lut sur les visages le mot que Louis Blanc lui-même devait entendre un jour « Tu es donc un traître, toi aussi ? »

C’était tout de suite qu’il fallait la justice. Le droit, il le fallait tout entier. Mais ces Français idéalistes ne revendiquaient pas la justice et le droit pour eux seuls. Il y avait au loin des nations qui souffraient, des nations victimes de l’iniquité. Il y avait l’Italie, la Hongrie, la Pologne. Et puis, un peu partout dans les pays germaniques, à Vienne, à Berlin, à Munich, à Dresde, avaient surgi des révolutions annonciatrices d’une libération du monde. Enfin luisait le jour que le peuple français avait tant attendu. Ce qu’il avait rêvé, chanté, prophétisé s’accomplissait. La vision qui avait soutenu les longues heures de l’atelier, qui avait animé les combattants des barricades, on la touchait de la main. Rien n’était plus impossible. Tout le passé, toutes les oppressions rentraient dans l’ombre. Les hommes de mauvaise volonté suffiraient-ils à empêcher cet avènement du ciel sur la terre ?