Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/199

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La foi de ces révolutionnaires était si contagieuse que peu d’esprits y échappaient. Les proclamations des candidats, aux élections d’avril, montrèrent des industriels, des médecins, qui revendiquaient le titre d’ « ouvriers », tandis que les propriétaires s’excusaient humblemeni de n’avoir pas fait des questions sociales l’étude de toute leur vie. M. de Falloux se disait républicain par nature. M. de Ségur d’Aguesseau voulait satisfaire aux nécessités de la démocratie triomphante. M. de Montalembert se vantait d’avoir toujours reconnu le droit divin des nationalités et la légitimité du peuple. Pendant deux mois le clergé bénit des arbres de la liberté. On ne devait plus revoir qu’avec les premiers jours de la révolution russe une pareille unanimité d’enthousiasme et d’adhésion.

Pourtant les jours passaient sans que rien d’essentiel fût changé à la physionomie du monde. On sentait que l’heure des grandes espérances allait s’envoler et la réalité retomber sur la terre. L’assemblée s’était réunie et, quand elle se fut comptée, elle s’aperçut qu’elle représentait une autre France que celle à qui s’étaient adressées ses professions de foi. C’était la France du suffrage universel, avec son composé constant, sa moyenne de réalisme et d’idéalisme. C’étaient des traditions, des intérêts, la vie des campagnes apportant la contre-partie du romantisme révolutionnaire. C’était la petite propriété, la bourgeoisie modeste, cherchant, non moins que le prolétariat, son expression politique. Cette masse avait en elle-même une puissance régulatrice. Déjà elle tendait à un régime matériel de satisfaction moyenne des habitudes et des besoins et montrait l’horreur des bouleversements. La justice qu’elle voudrait serait peut-être une justice fiscale, administrative, une distribution bureaucratique des avantages et des biens où chacun aurait son tour, bref la conception de la cagnotte appliquée à la nation et de la tontine appliquée à l’État. D’instinct, le peuple de Paris eut horreur de cette vaste médiocrité. Il sentit que sa justice à lui, qui était absolue et sans limites, était en danger. Alors, saisi d’une sorte d’impatience (les trois mois de misère pour lesquels il avait fait crédit étaient presque écoulés), il parut tumultuairement devant l’assemblée elle-même, l’assemblée du suffrage universel, pour obtenir que la justice fût.

La journée du 15 mai annonçait la rupture du prolétariat et