Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/217

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Quelques instants plus tard, les deux collégiens qui faisaient cette école buissonnière historique aperçurent un homme ceint d’une écharpe tricolore qui parlait et gesticulait du haut d’une barricade. À ce moment, un coup de feu retentit, puis la fusillade éclata, tandis que l’homme tombait. Les deux garçons, effrayés, prirent leurs jambes à leur cou sans demander leur reste. Plus tard seulement, ils surent qu’ils avaient vu Baudin consommer un sacrifice inutile et montrer au faubourg insultant et sceptique comment on meurt pour vingt-cinq francs par jour.

Lorsque les collégiens, le cœur battant, rentrèrent à la pension Fontaine, mon grand-père était là et il attendait avec sévérité. À la nouvelle des événements, craignant l’insurrection du quartier Saint-Antoine, dont la réputation, depuis Juin, restait terrible, il était venu à Paris chercher son fils. Il commença par une réprimande et un soufflet au jeune amateur de barricades. Puis, comme c’était un homme qui ne perdait pas ses minutes, avant de reprendre le chemin de la maison, il passa chez l’agent de change, et il donna l’ordre d’acheter des actions de chemins de fer. Depuis le matin, le succès du coup d’État ne faisait plus de doute. Le prince-président inspirait confiance à la bourgeoisie. L’Empire rassurait contre le socialisme et il était une promesse de prospérité.

Tandis que les bourgeois achetaient des actions de chemins de fer, les ouvriers restaient ironiques ou indifférents. Beaucoup étaient plus séduits qu’ils ne voulaient se l’avouer à eux-mêmes par la légende napoléonienne. La plupart avaient les journées de juin sur le cœur. « Que les fusilleurs bourgeois et le fusilleur Bonaparte s’arrangent », disaient les ouvriers du faubourg. Et ils jouaient au billard tandis que Baudin tombait. Plus tard, la génération républicaine surgie de l’Empire a donné au coup d’État une autre couleur. Presque tous, nous avons trouvé, dans la bibliothèque paternelle, l’Histoire d'un crime et les récits plus prosaïques de Ténot. À lire ces relations des journées de décembre, on s’aperçoit qu’à Paris, comme en province, la résistance avait été débile. La masse du public ne la soutint pas. Morny, qui avait bien préparé son affaire, avait étudié de près les Révolutions de 1830 et de 1848. Il s’était rendu compte des négligences et des maladresses des