Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/71

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sation et de leur génie. L’État si fortement constitué, si complet, de Louis XIV possédait ce qu’il fallait pour dominer dans tous les domaines, matériels ou spirituels, une Allemagne où l’État n’avait que des organes rudimentaires et végétait pauvrement. Leibnitz avait beau reprocher aux Allemands leur engouement pour les modes étrangères, lui-même ne manquait pas d’écrire en français. Il fut attiré par Louis XIV : « Car ce prince, dit Biedermann, tandis qu’il écrasait l’Allemagne, accordait à ses savants toute sorte de distinctions, grâce à l’organisation de ses grands instituts scientifiques, tandis que ces mêmes savants, en Allemagne, n’obtenaient aucune récompense de leurs travaux. » Privés d’un État digne de ce nom, les Allemands avaient perdu le support de toute vie nationale et de toute vie intellectuelle. Dans ce temps-là, l’« organisation » était de notre côté. Il s’y joignait l’attrait, la séduction de nos idées et de nos mœurs : c’est ainsi que La Bruyère a pu comparer Louis XIV au « bon berger » qui sait attacher les uns par la servitude dorée, les autres par la servitude volontaire.

Dans les mémoires qu’il a écrits « pour l’instruction du Dauphin » et qui sont l’œuvre d’un esprit rompu à la politique et désireux que ses propres expériences ne soient pas perdues, Louis XIV a indiqué les recettes grâces auxquelles un État peut prendre et garder l’ascendant sur ses voisins. Il connaissait les ressorts par lesquels on meut les hommes. Il savait que, si la possession de la force est la condition du succès, il faut savoir en modérer l’emploi. Pourquoi brutaliser les Allemands si empressés à servir ? Il était de l’avis de Gravel, un de ses meilleurs agents en Allemagne, et qui définissait ainsi le protectorat que le roi avait acquis sur la Ligue du Rhin : « Cette ligue donne lieu à Votre Majesté d’entretenir les amis et le grand crédit qu’elle a dans l’Empire, elle lui ouvre la porte pour faire entrer indirectement des ministres dans tous les conseils qui s’y peuvent tenir, l’en rend comme membre sans en dépendre. » C’est pourquoi Mignet a pu dire que Louis XIV fut le « chef réel de l’Empire ». Et si le roi s’exposa, dans la dernière partie de son règne, à troubler ce qui était devenu tranquille, s’il rouvrit la lutte qui semblait terminée à notre avantage, ce ne fut pas sans de puissantes raisons. L’affaire de la succession d’Espagne, appelée fort disgracieusement