Page:Baker - Insoumission à l'école obligatoire, 2006.djvu/160

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J’essaie de t’écrire, petite fille, et de te rendre intelligibles mes interrogations, mais je crains bien un peu, en faisant des phrases, d’être une phraseuse. Il m’est nécessaire pour réfléchir d’organiser mes idées, cependant l’essentiel m’échappe et ces quelques observations ne sont que les premiers coups de pioche qui débroussaillent mon terrain, et non une construction intellectuelle permettant à l’une ou l’autre de poser les pieds sur les marches sûres d’un escalier…


Être ému veut dire être remué, bouger. Et comment ne clamerais-je pas le toujours profond événement d’être un moment touché par l’existence de quelqu’un ? Je connais le bonheur d’être séduit et les doux malheurs enchantés. Je tiens à te dire, petite grande, qu’en ce chapitre, s’il m’arrive de critiquer des attitudes que je trouve sournoises, je demeure volontairement silencieuse quant à ce qui se passe amoureusement entre un enfant et un adulte. Car je n’ai rien à dire de ce secret entre deux êtres qui dépassent l’âge, le sexe, les connivences ou répulsions de leur milieu pour se trouver.

Mais peut-être puis-je ici te faire un tout petit cadeau. Pas grand-chose, la vision fugitive d’une histoire qui ne fut même pas une histoire.

Je passais dans un lieu de jeunes dits inadaptés. En arrivant, je remarque tout de suite un enfant au bord de l’adolescence qui regarde le vide. Jamais je ne saurai s’il était aveugle. Longs cheveux châtains autour d’un visage étrange, à l’affût, pas beau sans doute, mais qui immédiatement me paraît exprimer une profonde intelligence, un désespoir lucide. Rien de ce que mes hôtes me racontent ne peut plus m’intéresser, je suis déjà dans cet émoi connu, goûtant à la fois le plaisir de cette rencontre imprévue et m’inquiétant de l’absurde possibilité qu’elle se limite à mon seul regard posé sur un regard fermé.

Soudain intimidée, je me demande si l’enfant me permettra ou non de l’approcher. Peut-être a-t-il onze ou douze ans ; ses gestes sont nus, précis ; il reste à l’écart de tous, hautain et détaché.

L’air de rien (pourquoi ?) je cherche auprès d’un adulte à avoir quelques renseignements. J’apprends que l’enfant psychotique s’appelle Clémence.

L’après-midi, j’accompagne le groupe en forêt. Je vais d’un gosse à l’autre mais, fréquemment, je regarde Clémence. Qu’a-t-elle de différent des autres ? Elle n’est ni plus ni moins sauvage. Tous, pour moi qui n’ai pas l’habitude de leur monde verrouillé, sont attirants, clos sur des