Page:Baker - Pourquoi faudrait-il punir, 2004.djvu/43

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

peu fort car cette pensée est disloquée, lacérée, pervertie par l’indignation et demeure en général très primaire. Il faut noter cependant que le désir de vengeance n’est pas naturel, il est le fruit d’une culture fondée par exemple sur un certain code de l’honneur. Il y entre une forme de devoir, de soumission à la loi de son milieu. Jean-Marie Guyau donne cet exemple : «Les Australiens attribuent la mort des leurs à un maléfice jeté par quelque tribu voisine ; aussi considèrent-ils comme une obligation sacrée de venger la mort de tout parent en allant tuer un membre des tribus voisines. Le docteur Laudor, magistrat dans l’Australie occidentale, raconte qu’un indigène employé dans sa ferme perdit une de ses femmes à la suite d’une maladie ; il annonça au docteur son intention de partir en voyage afin d’aller tuer une femme dans une tribu éloignée. "Je lui répondis que, s’il commettait cet acte, je le mettrais en prison pour toute sa vie.” Il ne partit donc pas, et resta dans la ferme. Mais de mois en mois il dépérissait : le remords le rongeait ; il ne pouvait manger ni dormir ; l’esprit de sa femme le hantait, lui reprochait sa négligence. Un jour il disparut ; au bout d’une année il revint en parfaite santé : il avait rempli son devoir. »[1]

Il entre toujours dans le sens du devoir — lequel ne saurait se confondre avec le désir de bien faire — un pauvre formalisme.[2]

Toute vendetta est donc socialisée, codifiée, ritualisée. Deux clans ennemis poursuivent ainsi une vengeance qui se répète de crime en crime. Si le mot est corse, la chose se retrouve dans toutes les histoires du monde, du Bouthan au Far West. Depuis l’antiquité, la Justice d’État est censée, en les remplaçant, mettre

  1. Jean-Marie Guyau, op. cit.
  2. Si «les devoirs de l’amitié» me commandent d’aller m’occuper aujourd’hui des enfants d’une amie hospitalisée alors que j’ai mille choses à faire, je n’irai pas chez elle de la même façon que si je me dis «Ça tombe vraiment mal, je suis débordée, mais je ne veux pas qu’elle se fasse du souci, j’ai vraiment envie de lui faire plaisir. » Pour elle, le résultat immédiat sera le même, pour moi non qui dans le premier cas lui en voudrai confusément si j’obéis à mon devoir et me soulagerai du tendre souci que j’ai d’elle dans le second. Les autres ont tout intérêt à ce que nous soyons résolument et généreusement égoïstes !