Page:Bakounine - Œuvres t3.djvu/411

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possède ; et elle ne les possède qu’en tant qu’elle les manifeste, ses propriétés déterminant ses rapports avec le monde extérieur, c’est-à-dire ses différents modes d’action sur le monde extérieur ; d’où il résulte que chaque chose n’est réelle qu’en tant qu’elle se manifeste, qu’elle agit. La somme de ses actions différentes, voilà tout son être[1].

  1. C’est une vérité universelle qui n’admet aucune exception et qui s’applique également aux choses inorganiques en apparence les plus inertes, aux corps les plus simples, aussi bien qu’aux organisations les plus compliquées : à la pierre, au corps chimique simple, aussi bien qu’à l’homme de génie et à toutes les choses intellectuelles et sociales. L’homme n’a réellement dans son intérieur que ce qu’il manifeste d’une manière quelconque dans son extérieur. Ces soi-disant génies méconnus, ces esprits vains et amoureux d’eux-mêmes, qui se lamentent éternellement de ce qu’ils ne parviennent jamais à mettre au jour les trésors qu’ils disent porter en eux-mêmes, sont toujours en effet les individus les plus misérables par rapport |234 à leur être intime : ils ne portent en eux-mêmes rien du tout. Prenons pour exemple un homme de génie, qui serait mort à l’âge de son entrée dans la pleine virilité, au moment où il allait découvrir, créer, manifester de grandes choses, et qui a emporté dans la tombe, comme on dit généralement, les plus sublimes conceptions, à jamais perdues pour l’humanité. Voilà un exemple qui semble prouver tout le contraire de cette vérité ; voilà un être intime très réel, très sérieux, et qui ne se serait point manifesté. Mais examinons de plus près cet exemple, et nous verrons qu’il ne contient que des exagérations, ou des appréciations complètement fausses.
    D’abord, qu’est-ce qu’un homme de génie ? C’est une nature individuelle qui, sous un ou plusieurs rapports, lesquels, au point de vue humain, intellectuel et moral, sont sans doute des plus importants, est beaucoup mieux organisée que le commun des hommes ; c’est une organisation supérieure, un instrument comparativement beaucoup plus parfait. Nous avons fait justice des idées innées. Aucun homme n’apporte avec lui aucune idée en naissant. Ce que chaque homme apporte, c’est une faculté naturelle et formelle (1), plus ou moins grande, de concevoir les idées qu’il trouve établies soit dans son propre milieu social, soit dans un milieu étranger, mais qui d’une manière ou d’une autre se met en communication avec lui ; de les concevoir d’abord, puis de les reproduire par le travail tout formel de son propre cerveau et de leur donner, par ce travail intérieur, quelquefois, un nouveau développement, une forme et une extension nouvelles. En cela consiste uniquement l’œuvre des plus grands génies. Aucun donc n’apporte |235 de trésors intimes avec lui. L’esprit et le cœur des plus grands hommes de génie naissent nuls, comme leur corps naît nu. Ce qui naît avec eux, c’est un magnifique instrument, dont la perte intempestive est sans doute un grand malheur ; car les très bons instruments, dans l’organisation sociale et avec l’hygiène actuelles, surtout, sont assez rares. Mais ce que l’humanité perd avec eux, ce n’est pas un contenu réel quelconque, c’est la possibilité d’en créer un.
    Pour juger de ce que peuvent être ces trésors innés prétendus et l’être intime d’une nature de génie, imaginez-la transportée, dès sa plus tendre enfance, dans une île déserte. En supposant qu’elle ne périsse pas, que deviendra-t-elle ? Une bête sauvage, marchant tour à tour et sur ses jambes de derrière et à quatre pattes comme les singes, vivant de la vie et de la pensée des singes, s’exprimant comme eux non par des paroles, rais par des sons, incapable par conséquent de penser, et même plus bête que le dernier des singes : parce que ces derniers, vivant en société, se développent jusqu’à un certain degré, tandis que notre nature géniale, n’ayant aucun rapport avec des êtres semblables à elle, nécessairement resterait idiote.
    Prenez cette même nature de génie à l’âge de vingt ans, alors qu’elle s’est déjà considérablement développée, grâce aux trésors sociaux qu’elle a empruntés à son milieu et qu’elle a élaborés et reproduits en elle-même avec cette facilité ou cette puissance du génie toute formelle dont la nature l’a douée. Transportez-la encore dans le désert et forcez-la d’y vivre pendant vingt ou trente ans en dehors de tous rapports humains. Que deviendra-t-elle ? Un fou, un sauvage mystique, peut-être le fondateur de quelque nouvelle religion ; mais non d’une de ces grandes religions qui dans le passé ont eu la puissance d’agiter profondément les peuples et de les |236 faire progresser selon la méthode qui est propre à l’esprit religieux. Non, il inventera quelque religion solitaire, monomane, impuissante et ridicule en même temps.
    Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’aucun homme, pas même le plus puissant génie, n’a proprement aucun trésor à lui ; mais que tous ceux qu’il distribue avec une large profusion ont été d’abord empruntés par lui à cette même société à laquelle il a l’air de les donner plus tard. On peut même dire que, sous ce rapport, les hommes de génie sont précisément ceux qui prennent davantage à la société, et qui, par conséquent, lui doivent davantage.
    L’enfant le plus heureusement doué par la nature reste assez longtemps sans avoir formé en lui-même l’ombre de ce qu’on pourrait appeler son être intime. On sait que tout l’être intellectuel des enfants est d’abord exclusivement porté au dehors ; ils sont d’abord tout impression et observation ; ce n’est que lorsqu’un commencement de réflexion et d’empire sur eux-mêmes, c’est-à-dire de volonté, naît en eux, qu’ils commencent à avoir un monde intérieur, un être intime. De cette époque date, pour la plupart des hommes, le souvenir d’eux-mêmes. Mais cet être intime, dès sa naissance, ne reste jamais exclusivement intérieur ; à mesure qu’il se développe, il se manifeste complètement au dehors, et s’exprime par le changement progressif de tous les rapports de l’enfant avec les hommes et les choses qui l’entourent. Ces rapports multiples, souvent insaisissables et qui passent pour la plupart du temps inobservés, sont autant d’actions exercées par l’autonomie relative naissante et croissante de l’enfant à l’égard du monde extérieur ; des actions très réelles, quoique inaperçues, dont la totalité, à chaque instant de la vie de l’enfant, exprime tout son être intime, et qui viennent se perdre, non sans y imprimer leur trace ou leur influence, quelque faible qu’elle soit, dans la masse des rapports humains qui constituent tous ensemble la réalité de la vie sociale.
    Ce que j’ai dit de l’enfant est aussi, vrai pour l’adolescent. Ses rapports se multiplient à mesure que son être intime, c’est-à-dire les instincts et les mouvements de la vie animale, aussi bien que ses pensées et ses sentiments humains, se développent, et toujours, soit d’une manière positive, comme attraction et comme coopération, soit d’une manière négative, comme révolte et comme répulsion, tout son être intime se manifeste dans la totalité de ses rapports avec le monde extérieur. Rien de réellement existant ne peut rester sans une complète manifestation de soi-même au dehors, tant dans les hommes que dans les choses les plus inertes et les moins démonstratives. C’est l’histoire du barbier du roi Midas : n’osant dire son terrible secret à personne, il l’a confié à la terre, et la terre l’a divulgué, et ce fut ainsi qu’on apprit que le roi Midas avait des oreilles d’âne. Exister réellement, pour les hommes comme pour tout ce qui existe, ne signifie pas autre chose que se manifester.
    Nous arrivons maintenant à l’exemple proposé : un jeune homme de génie meurt à l’âge de vingt ans, au moment où il allait accomplir quelque grand acte, ou annoncer au monde quelque sublime conception. A-t-il emporté quelque chose avec lui dans la tombe ? Oui, une grande possibilité, non une réalité. En tant que cette possibilité s’est réalisée en lui-même, au point de devenir son être intime, soyez-en certain, d’une manière ou d’une autre elle s’est déjà manifestée dans ses rapports avec le monde extérieur. Les conceptions géniales, aussi bien que ces grands actes héroïques qui par moment ouvrent une nouvelle direction à la vie des peuples, ne naissent point spontanément ni dans l’homme de génie, ni dans le milieu social qui l’entoure, qui le nourrit, qui l’inspire, soit positivement, soit même d’une manière négative. Ce que l’homme de génie invente ou fait, se trouve déjà depuis longtemps à l’état d’éléments qui se développent et qui tendent à se concentrer et à se former toujours davantage, dans cette société même à laquelle il apporte soit son invention, soit son acte. Et dans l’homme de génie lui-même, l’invention, la conception sublime ou l’acte héroïque ne se produisent pas spontanément ; ils sont toujours le produit d’une longue préparation intérieure qui, à mesure qu’elle se développe, ne manque jamais de se manifester soit d’une manière, soit d’une autre.
    Supposons donc que l’homme de génie meure au moment même où il allait achever ce long travail intérieur et le manifester au monde étonné. En tant qu’inachevé, ce travail n’est point réel ; mais en tant que préparation, il est au contraire très réel, et comme tel, soyez-en bien sûr, il s’est complètement manifesté soit dans les actes, soit dans les écrits, soit dans les conversations de cet homme. Car si un homme tout à la fois ne fait rien, n’écrit rien, |237 et ne dit rien, soyez-en certain, il n’invente rien non plus, et il ne se fait en lui aucune préparation intérieure ; donc il peut mourir tranquillement sans laisser après lui le regret de quelque grande conception perdue.
    J’ai eu dans ma jeunesse un ami bien cher, Nicolas Stankévitch (1813-1840.) C’était vraiment une nature géniale : une grande intelligence accompagnée d’un grand cœur. Et pourtant cet homme n’a rien fait ni rien écrit qui puisse conserver son nom dans l’histoire. Voilà donc un être intime qui se serait perdu sans manifestation et sans trace ? Pas du tout. Stankévitch, malgré que — ou peut-être précisément parce que — il a été l’être le moins prétentieux et le moins ambitieux du monde fut le centre vivant d’un groupe de jeunes gens à Moscou, qui vécurent, pour ainsi dire, pendant plusieurs années, de son intelligence, de ses pensées, de son âme. Je fus de ce nombre, et je le considère en quelque sorte comme mon créateur. Il créa de la même manière un autre homme, dont le nom restera impérissable dans la littérature et dans l’histoire du développement intellectuel et moral de la Russie : feu mon ami Vissarion Bélinsky (février 1810), le plus énergique lutteur pour la cause de l’émancipation populaire, sous l’empereur Nicolas. Il est mort à la peine, en 1848 (26 mai v. s.), au moment même où la police secrète avait donné ordre de l’arrêter ; il est mort en bénissant la république qui venait d’être proclamée en France.
    Je reviens à Stankévitch. Son être intime s’était complètement manifesté dans ses rapports avec ses amis tout d’abord, et ensuite avec tous ceux qui ont eu le bonheur de l’approcher ; un vrai bonheur, car il était impossible de vivre près de lui sans se sentir en quelque sorte amélioré et ennobli. En sa présence, aucune pensée lâche ou triviale, aucun instinct mauvais ne semblaient possibles ; les hommes les plus ordinaires cessaient de l’être sous son influence. Stankévitch appartenait à cette catégorie de natures à la fois riches et exquises, que M. David Strauss (II) a si heureusement caractérisées, il y a bien plus de trente ans, dans sa brochure intitulée, je pense, Le Génie religieux (Ueber das religiose Genie). Il y a des hommes doués d’un grand génie, dit-il, qui ne le manifestent par aucun grand acte historique, ni par aucune création soit scientifique, soit artistique, soit industrielle ; qui n’ont jamais rien entrepris, rien fait, rien écrit, et dont toute l’action s’est concentrée et s’est résumée dans leur vie personnelle, et qui néanmoins ont laissé après eux une trace profonde dans l’histoire |239 par l’action, exclusivement personnelle, il est vrai, mais tout de même très puissante, qu’ils ont exercée sur leur entourage immédiat, sur leurs disciples. Cette action s’étend et se perpétue, d’abord, par la tradition orale, et plus tard soit par les écrits, soit par les actes historiques de leurs disciples ou des disciples de leurs disciples. Le Dr Strauss affirme, il me paraît avec beaucoup de raison, que Jésus, en tant que personnage historique et réel, fut un des plus grands représentants, un des plus magnifiques exemplaires de cette catégorie toute particulière d’hommes de génie intimes. Stankévitch l’était aussi, quoique sans doute dans une mesure beaucoup moindre que Jésus.
    Je crois en avoir dit assez pour démontrer que dans l’homme il n’est point d’être intime qui ne soit complètement manifesté dans la somme totale de ses rapports extérieurs ou de ses actions sur le monde extérieur. Mais du moment que cela est évident pour l’homme doué du plus grand génie, cela doit l’être encore plus pour tout le reste des êtres réels : animaux, plantes, choses inorganiques, et corps simples. Toutes les fonctions animales dont la combinaison harmonieuse constitue l’unité animale, la vie, l’âme, le moi animal, ne sont rien qu’un rapport perpétuel d’action et de réaction avec le monde extérieur, par conséquent une manifestation incessante, indépendamment de laquelle aucun être intime animal ne saurait exister, l’animal ne vivant qu’en tant que son organisme fonctionne. Il en est de même des plantes. Voulez-vous analyser, disséquer l’animal ? vous trouverez différents systèmes d’organes : des nerfs, des muscles, des os, puis différents composés, tous matériels, visibles et chimiquement réductibles. Vous y trouverez, aussi bien que dans les plantes, des cellules organiques, et, en poussant plus loin l’analyse, des corps chimiques simples. Voilà tout leur être intime : il est parfaitement extérieur, et en dehors de lui il n’y a rien. Et toutes ces parties matérielles dont l’ensemble, ordonné d’une certaine manière qui leur est propre, constitue l’animal, chacune se manifeste complètement par sa propre action mécanique, physique, chimique, et organique aussi pendant la vie de l’animal, et seulement mécanique, physique et chimique, après sa mort : toutes se trouvent dans un perpétuel mouvement d’actions et de réactions incessantes, et ce mouvement c’est tout leur être.
    |240 Il en est de même pour tous les corps organiques, y compris les corps simples. Prenez un métal ou une pierre : y a-t-il en apparence quelque chose de plus inerte et de moins expansif ? Eh bien, cela se meut, cela agit, cela s’épanche, cela se manifeste sans cesse, et cela n’existe qu’en le faisant. La pierre et le métal ont toutes les propriétés physiques, et, en tant que corps chimiques, simples ou composés, ils se trouvent compris dans un procès, très lent quelquefois, mais incessant, de composition et de décomposition moléculaire. Ces propriétés, ai-je dit, sont autant de modes d’action et de manifestation à l’extérieur. Mais ôtez toutes leurs propriétés à la pierre, au métal, qu’en restera-t-il ? L’abstraction d’une chose, rien.
    De tout cela il résulte, avec une évidence irrécusable, que l’Être intime des choses, inventé par les métaphysiciens à la grande satisfaction des théologiens, déclaré réel par la philosophie positive elle-même, est un Non-Être, aussi bien que l’Être intime de l’Univers, Dieu, est un Non-Être aussi ; et que tout ce qui a une réelle existence se manifeste intégralement et toujours dans ses propriétés, ses rapports ou ses actes. (Note de Bakounine.)
    (I) Sur le mot « formel » employé dans ce sens, voir p. 242 la fin de la note.
    (II) C’est le célèbre auteur du livre Das Leben Jesu (1833). — J. G.