Page:Bakounine - Œuvres t3.djvu/90

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bir ses examens, de s’élever à la science de ses maîtres et de se passer de leur discipline, le peuple[1]. L’État ne s’appellera plus Monarchie, il s’appellera République, mais il n’en sera pas moins l’État, c’est-à-dire une tutelle officiellement et régulièrement établie par une minorité d’hommes compétents, d’hommes de génie ou de talent vertueux, pour surveiller et pour diriger la conduite de ce grand, incorrigible et terrible enfant, le peuple. Les professeurs de l’École et les fonctionnaires de l’État s’appelleront des républicains ; mais ils n’en seront pas moins des tuteurs, des pasteurs, et le peuple restera ce qu’il a été éternellement jusqu’ici, un

  1. J’ai demandé un jour à Mazzini quelles mesures on prendra pour l’émancipation du peuple, une fois que sa république unitaire triomphante aura été définitivement établie ? « La première mesure, m’a-t-il dit, sera la fondation des écoles pour le peuple. — Et qu’enseignera-t-on au peuple dans ces écoles ? — Les devoirs de l’homme, le sacrifice et le dévouement. » — Mais où prendrez-vous un nombre suffisant de professeurs pour enseigner ces choses, qu’aucun n’a le droit ni le pouvoir d’enseigner, s’il ne prêche d’exemple ? Le nombre des hommes qui trouvent une jouissance suprême dans le sacrifice et dans le dévouement n’est-il pas excessivement restreint ? Ceux qui |187 se sacrifient au service d’une grande idée, obéissant à une haute passion, et satisfaisant cette passion personnelle en dehors de laquelle la vie elle-même perd toute valeur à leurs yeux, ceux-là pensent ordinairement à tout autre chose qu’à ériger leur action endoctrine ; tandis que ceux qui en font une doctrine oublient le plus souvent de la traduire en action, par cette simple raison que la doctrine tue la vie, tue la spontanéité vivante de l’action. Les hommes comme Mazzini, dans lesquels la doctrine et l’action forment une unité admirable, ne sont que de très rares exceptions. Dans le christianisme aussi, il y a eu de grands hommes, de saints hommes qui ont fait réellement, ou qui au moins se sont passionnément efforcés de faire, tout ce qu’ils disaient, et dont les cœurs, débordants |188 d’amour, étaient pleins de mépris pour les jouissances et pour les biens de ce monde. Mais l’immense majorité des prêtres catholiques et protestants qui, par métier, ont prêché et prêchent la doctrine de la chasteté, de l’abstinence et de la renonciation, ont démenti généralement leur doctrine par leur exemple. Ce n’est pas sans motif, c’est à la suite d’une expérience de plusieurs siècles, que chez les peuples de tous les pays se sont formés ces dictons : Libertin comme un prêtre ; gourmand comme un prêtre ; ambitieux comme un prêtre ; avide, intéressé et cupide comme un prêtre. Il est donc constaté que les professeurs des vertus chrétiennes, consacrés par l’Église, les prêtres, dans leur immense majorité, ont fait tout le contraire de ce qu’ils ont prêché. Cette majorité même, l’universalité de ce fait, prouvent |189 qu’il ne faut pas en attribuer la faute aux individus, mais à la position sociale impossible, et contradictoire en elle-même, dans laquelle ces individus sont placés. Il y a dans la position du prêtre chrétien une double contradiction. D’abord celle de la doctrine d’abstinence et de renonciation avec les tendances et les besoins positifs de la nature humaine, tendances et besoins qui dans quelques cas individuels, toujours très rares, peuvent bien être continuellement refoulés, comprimés et même complètement anéantis par l’influence constante de quelque puissante passion intellectuelle et morale ; qui, en certains moments d’exaltation collective, peuvent être oubliés et négligés pour quelque temps par une grande quantité d’hommes à la fois ; mais qui sont si foncièrement inhérents à la nature humaine, qu’ils finissent toujours par reprendre leurs droits, de sorte que, lorsqu’ils sont empêchés de se satisfaire d’une manière régulière et normale, ils finissent toujours par chercher des satisfactions malfaisantes et monstrueuses. C’est une loi naturelle, et par conséquent |190 fatale, irrésistible, sous l’action funeste de laquelle tombent inévitablement tous les prêtres chrétiens et spécialement ceux de l’Église catholique romaine. Elle ne peut frapper les professeurs de l’École, c’est-à-dire les prêtres de l’Église moderne, à moins qu’on ne les oblige, eux aussi, à prêcher l’abstinence et la renonciation chrétiennes.
    Mais il est une autre contradiction qui est commune aux uns comme aux autres. Cette contradiction est attachée au titre et à la position même du maître. Un maître qui commande, qui opprime et qui exploite, est un personnage très logique et tout à fait naturel. Mais un maître qui se sacrifie à ceux qui lui sont subordonnés de par son privilège divin ou humain, est un être contradictoire et tout à fait impossible. C’est la constitution même de l’hypocrisie, si bien personnifiée par le pape |191 qui, tout en se disant le dernier serviteur des serviteurs de Dieu, — en signe de quoi, suivant l’exemple du Christ, il lave même une fois par an les pieds de douze mendiants de Rome, — se proclame en même temps, comme vicaire de Dieu, le maître absolu et infaillible du monde. Ai-je besoin de rappeler que les prêtres de toutes les Églises, loin de se sacrifier aux troupeaux confiés à leurs soins, les ont toujours sacrifiés, exploités et maintenus à l’état de troupeau, en partie pour satisfaire leurs propres passions personnelles et en partie pour servir la toute-puissance de l’Église ? Les mêmes conditions, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Il en sera donc de même pour les professeurs de l’École moderne, divinement inspirés et patentés par l’État. Ils deviendront nécessairement, les uns sans le savoir, les autres en pleine connaissance de cause, les enseigneurs de la doctrine du sacrifice populaire à la puissance de l’État et au profil des classes privilégiées.
    Faudra-t-il donc éliminer de la société tout enseignement et abolir toutes les écoles ? Non, pas du tout, il faut répandre à pleines mains l’instruction dans les masses, et transformer toutes les églises, tous ces temples dédiés à la gloire de Dieu et à l’asservissement des hommes, |192 en autant d’écoles d’émancipation humaine. Mais, d’abord, entendons-nous : les écoles proprement dites, dans une société normale, fondée sur l’égalité et sur le respect de la liberté humaine, ne devront exister que pour les enfants et non pour les adultes ; et, pour qu’elles deviennent des écoles d’émancipation et non d’asservissement, il faudra en éliminer avant tout cette fiction de Dieu, l’asservisseur éternel et absolu ; et il faudra fonder toute l’éducation des enfants et leur instruction sur le développement scientifique de la raison, non sur celui de la foi ; sur le développement de la dignité et de l’indépendance personnelles, non sur celui de la piété et de l’obéissance ; sur le culte de la vérité et de la justice quand même, et avant tout sur le respect humain, qui doit remplacer en tout et partout le culte divin. Le principe de l’autorité, dans l’éducation des enfants, constitue le point de départ naturel ; il est légitime, nécessaire, lorsqu’il est appliqué aux enfants en bas âge, alors que leur intelligence ne s’est encore aucunement développée ; mais comme le développement de toute chose, et par conséquent de l’éducation aussi, implique la négation successive du point de départ, ce principe doit s’amoindrir graduellement à mesure que l’éducation et l’instruction des enfants avance, pour faire place à leur liberté ascendante. Toute éducation rationnelle n’est au fond rien que cette immolation progressive de l’autorité au profit de la liberté, le but final de l’éducation ne devant être que celui de former des hommes libres et pleins de respect et d’amour pour la liberté d’autrui. Ainsi le premier jour de la vie scolaire, si l’école prend les enfants en bas âge, alors qu’ils commencent |193 à peine à balbutier quelques mots, doit être celui de la plus grande autorité et d’une absence à peu près complète de liberté ; mais son dernier jour doit être celui de la plus grande liberté et de l’abolition absolue de tout vestige du principe animal ou divin de l’autorité.
    Le principe d’autorité, appliqué aux hommes qui ont dépassé ou atteint l’âge de la majorité, devient une monstruosité, une négation flagrante de l’humanité, une source d’esclavage et de dépravation intellectuelle et morale. Malheureusement, les gouvernements paternels ont laissé croupir les masses populaires dans une si profonde ignorance, qu’il sera nécessaire de fonder des écoles non seulement pour les enfants du peuple, mais pour le peuple lui-même. Mais de ces écoles devront être éliminées absolument les moindres applications ou manifestations du principe d’autorité. Ce ne seront plus des écoles, mais des académies populaires, dans lesquelles il ne pourra plus être question ni d’écoliers, ni de maîtres, où le peuple viendra librement prendre, s’il le trouve nécessaire, un enseignement libre, et dans lesquelles, riche de son expérience, il pourra enseigner, à son tour, bien des choses aux professeurs qui lui apporteront des connaissances qu’il n’a pas. Ce sera donc un enseignement mutuel, un acte de fraternité intellectuelle entre la jeunesse instruite et le peuple. La véritable école pour le peuple et pour tous les hommes faits, c’est la vie. La seule grande et toute-puissante autorité naturelle et rationnelle à la fois, la seule que nous puissions respecter, ce sera celle de l’esprit collectif et public d’une société fondée sur l’égalité et sur la solidarité, aussi bien que sur la liberté et |194 sur le respect humain et mutuel de tous ses membres. Oui, voilà une autorité nullement divine, tout humaine, mais devant laquelle nous nous inclinerons de grand cœur, certains que loin de les asservir, elle émancipera les hommes. Elle sera mille fois plus puissante, soyez-en certains, que toutes vos autorités divines, théologiques, métaphysiques, politiques et juridiques instituées par l’Église et l’État, plus puissante que vos codes criminels, vos geôliers et vos bourreaux. La puissance du sentiment collectif ou de l’esprit public est déjà très sérieuse aujourd’hui. Les hommes les plus capables de commettre des crimes osent rarement la défier, l’affronter ouvertement. Ils chercheront à la tromper, mais ils se garderont bien de la brusquer, à moins qu’ils ne se sentent appuyés au moins par une minorité quelconque. Aucun homme, quelque puissant qu’il se croie, n’aura jamais la force de supporter le mépris unanime de la société, aucun ne saurait vivre sans se sentir soutenu par l’assentiment et l’estime au moins d’une partie quelconque de cette société. Il faut qu’un homme soit poussé par une immense et bien sincère conviction, pour qu’il trouve le courage d’opiner et de marcher contre tous, et jamais homme égoïste, dépravé et lâche, n’aura ce courage-là.
    Rien ne prouve mieux la solidarité naturelle et fatale, cette loi de sociabilité qui relie tous les hommes, que ce fait, que chacun de nous peut constater, chaque jour, et sur lui-même et sur tous les hommes qu’il connaît. Mais si cette puissance sociale existe, pourquoi n’a-t-elle pas suffi, jusqu’à l’heure actuelle, à moraliser, à humaniser les hommes ? |195 À cette question, la réponse est très simple : Parce que, jusqu’à l’heure qu’il est, elle n’a point été humanisée elle-même et elle n’a point été humanisée jusqu’ici, parce que la vie sociale dont elle est toujours la fidèle expression est fondée comme on sait, sur le culte divin, non sur le respect humain sur l’autorité, non sur la liberté ; sur le privilège, non sur l’égalité ; sur l’exploitation, non sur la fraternité des hommes ; sur l’iniquité et le mensonge, non sur la justice et sur la vérité. Par conséquent son action réelle, toujours en contradiction avec les théories humanitaires qu’elle professe, a exercé constamment une influence funeste et dépravante, non morale. Elle ne comprime pas les vices et les crimes, elle les crée. Son autorité est par conséquent une autorité divine, anti-humaine ; son influence est malfaisante et funeste. Voulez-vous les rendre bienfaisantes et humaines ? Faites la Révolution sociale. Faites que tous les besoins deviennent réellement solidaires, que les intérêts matériels et sociaux de chacun deviennent conformes aux devoirs humains de chacun. Et, pour cela, il n’est qu’un seul moyen : Détruisez toutes les institutions de l’inégalité ; fondez l’égalité économique et sociale de tous, et sur cette base s’élèvera la liberté, la moralité, l’humanité solidaire de tout le monde.
    Je reviendrai encore une fois sur cette question, la plus importante du socialisme. (Note de Bakounine.)
    (La note qu’on vient de lire a été placée dans le texte même par les éditeurs de Dieu et l’État, à la suite de l’alinéa finissant par les mots : « et le brutal seul reste réellement sur la terre ». — J. G.)