Page:Bakounine - Œuvres t4.djvu/475

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que les chrétiens, qui étaient par la grâce de Dieu des crétins, aient anéanti avec la sainte fureur que l’on sait toutes les bibliothèques des païens, tous les trésors de l’art, de la philosophie et de la science antiques. Mais il m’est décidément impossible de saisir les avantages qui en sont résultés pour notre développement politique et social. Je suis même très disposé à penser qu’en dehors de cette progression fatale des faits économiques dans laquelle, si l’on en croit M. Marx, il faut chercher, à l’exclusion de toutes les autres considérations, la cause unique de tous les faits intellectuels et moraux qui se produisent dans l’histoire, — je suis, dis-je, fortement disposé à penser que cet acte de sainte barbarie, ou plutôt cette longue série d’actes barbares et de crimes que les premiers chrétiens, divinement inspirés, commirent contre l’esprit humain, fut une des causes principales de l’avilissement intellectuel et moral, et par conséquent aussi de l’asservissement politique et social, qui remplissent cette longue suite de siècles néfastes qu’on appelle le moyen âge. Soyez-en bien certains, si les premiers chrétiens n’avaient point détruit les bibliothèques, les musées et les temples de l’antiquité, nous ne serions pas condamnés aujourd’hui à combattre ce tas d’absurdités horribles, honteuses, qui obstruent encore les cerveaux au point de nous faire douter quelquefois de la possibilité d’un avenir plus humain[1].

  1. Il est intéressant de rapprocher, de ces lignes de Bakounine, un passage de l’illustre chimiste Lavoisier, passage inédit que j’ai découvert et publié en 1894 dans l’Introduction du tome II des Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention :
    « L’éducation publique telle qu’elle existe dans presque toute l’Europe a été instituée dans la vue, non de former des citoyens, mais de faire des prêtres, des moines et des théologiens… L’éducation publique n’ayant pour objet que de former des prêtres, longtemps on n’a fait étudier dans les collèges que ceux qu’on destinait aux diverses fonctions du sacerdoce ; et comme l’état ecclésiastique était la route qui conduisait aux honneurs et à la fortune, les nations catholiques ont dû naturellement se diviser en deux classes : les ecclésiastiques, chez lesquels l’instruction s’est concentrée, et les non lettrés, qui formaient presque tout le reste de la nation. C’est ainsi que, d’abord par un effet du hasard, et depuis par une marche très habilement combinée, tout ce qui pouvait tendre à détruire les erreurs et les préjugés s’est trouvé réuni dans les mains de ceux qui avaient intérêt de les propager. Cette époque, composée de seize siècles presque entièrement perdus pour la raison et pour la philosophie, pendant lesquels les progrès de l’esprit humain ont été entièrement suspendus, pendant lesquels il a souvent eu une marche rétrograde, sera à jamais remarquable dans l’histoire de l’humanité, et l’on doit juger combien seront grands aux yeux de la postérité ceux qui ont renversé ces monuments antiques d’ignorance et de barbarie. » — J. G.