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L’HOMME DE COUR

qui vivent contents, car, en l’état de leur innocence, ils jouissent de la félicité des idiots.

CCLXIII

Beaucoup de choses qui servent au plaisir
ne se doivent pas posséder en propre.

L’on jouit davantage de ce qui est à autrui que de ce qui est à soi. Le premier jour est pour le maître, et tous les autres pour les étrangers. On jouit doublement de ce qui est aux autres, c’est-à-dire non seulement sans craindre de le perdre, mais encore avec le plaisir de la nouveauté. La privation fait trouver tout meilleur. L’eau de la fontaine d’autrui est aussi délicieuse que le nectar. Outre que la possession diminue le plaisir de la jouissance, elle augmente le chagrin, soit à prêter, soit à ne pas prêter ; elle ne sert qu’à conserver les choses pour autrui ; et d’ailleurs le nombre des mécontents est toujours plus grand que celui des gens reconnaissants.

CCLXIV

N’avoir point de jour négligé.

Le sort se plaît à la surprise, il laissera passer mille occasions pour prendre, un jour, son homme au dépourvu. L’esprit, la prudence et le courage doivent être à l’épreuve, et pareillement la beauté, d’autant que le jour de sa confiance sera celui de la perte de son crédit. La précaution a toujours manqué au plus grand besoin.