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L’HOMME DE COUR

hommes, ce contentement vient d’ignorance, et aboutit à une félicité aveugle qui véritablement entretient le plaisir, mais ne conserve pas la réputation. Comme il est rare de bien connaître les perfections éminentes des autres, l’on s’applaudit de celles que l’on a, quelque médiocres et vulgaires qu’elles soient. La défiance a toujours été utile aux plus sages, soit pour prendre de si bonnes mesures que les affaires pussent réussir, ou pour se consoler quand elles ne réussissaient pas ; car celui qui a prévu le mal en est moins affligé quand il arrive. Quelquefois Homère même s’endort, et Alexandre descend du trône de sa majesté et reconnaît sa faiblesse. Les affaires dépendent de beaucoup de circonstances, et telle chose qui a réussi dans une occasion est malheureuse dans une autre. Mais l’incorrigibilité des fous est en ce qu’ils convertissent en fleurs leurs plus vaines pensées, et que leur graine pousse toujours.

CVIII

Le plus court chemin pour devenir grand personnage est de savoir choisir son monde.

La conversation est d’un grand poids. Les mœurs, les humeurs, les goûts et l’esprit même se communiquent insensiblement. Ainsi l’homme prompt en doit fréquenter un paisible, et chacun son contraire ; par où l’on arrivera sans peine au tempérament requis. C’est beaucoup que de savoir se modérer. La diversité alternative des saisons fait la beauté et la durée de l’univers.