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Page:Baltasar Gracián - L’Homme de cour.djvu/73

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L’HOMME DE COUR

continuel martyre de contrainte, pour se montrer ponctuel en tout. Les plus éminentes qualités perdent leur prix, si l’on y découvre de l’affectation, parce qu’on les attribue plutôt à une contrainte artificieuse qu’au vrai caractère de la personne ; joint que tout ce qui est naturel a toujours été plus agréable que ce qui est artificiel. On passe pour étranger en tout ce que l’on affecte ; mieux on fait une chose, et plus il faut cacher le soin que l’on apporte à la faire, afin que chacun croie que tout y est naturel. Mais en fuyant l’affectation, prends bien garde d’y tomber en affectant de ne pas affecter. L’homme adroit ne doit jamais montrer qu’il est persuadé de son mérite ; moins il paraîtra se soucier de le faire connaître, plus il excitera la curiosité des autres. Celui-là est deux fois excellent, qui renferme toutes les perfections en soi, sans en vanter aucune ; il arrive au terme de la plausibilité par un chemin peu fréquenté.

CXXIV

Se faire regretter.

Peu de gens ont ce bonheur, et c’en est un tout extraordinaire de l’être des gens de bien. D’ordinaire, l’on a de l’indifférence pour ceux qui achèvent leur temps. Il y a divers moyens de mériter l’honneur d’être regretté ; l’éminence des qualités reconnues dans l’exercice de l’emploi en est un, bien sûr ; de contenter tout le monde, en est un efficace. L’éminence fait naître la dépendance, dès qu’on connaît que l’emploi avait besoin de l’homme qui l’exerce ; et non l’homme,