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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/156

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et je suis dans la misère ! Trop fier pour tendre la main, jamais on ne songera que je souffre des maux inouïs. Il y a cinq jours, monsieur, le médecin du quartier qui soigne ma fille, ou, si vous voulez, qui l’observe, m’a dit qu’il était hors d’état de guérir une maladie dont les formes variaient tous les quinze jours. Selon lui, les névroses sont le désespoir de la médecine, car les causes s’en trouvent dans un système inexplorable. Il m’a dit d’avoir recours à un médecin juif qui passe pour un empirique ; mais il m’a fait observer que c’était un étranger, un Polonais réfugié, que les médecins sont très jaloux de quelques cures extraordinaires dont on parle beaucoup, et que certaines personnes le croient très-savant, très-habile. Seulement, il est exigeant, défiant, il choisit ses malades, il ne perd pas son temps, enfin, il est… communiste… il se nomme Halpersohn. Mon petit-fils est allé déjà voir ce médecin deux fois inutilement, car nous n’avons pas encore eu sa visite, je comprends pourquoi !…

— Pourquoi ? dit Godefroid.

— Oh ! mon petit-fils, qui a seize ans, est encore plus mal vêtu que je le suis ; et, le croiriez-vous, monsieur, je n’ose pas me présenter chez ce médecin : ma mise est trop peu d’accord avec ce qu’on attend d’un homme de mon âge, sérieux comme je le suis. S’il voit le grand-père dénué comme le voilà, lorsque le petit-fils s’est montré tout aussi mal, le médecin donnera-t-il à ma fille les soins nécessaires ? Il agira comme on agit avec les pauvres… Et pensez, mon cher monsieur, que j’aime ma fille pour toutes les douleurs qu’elle m’a faites, de même que je l’aimais jadis pour toutes les félicités qu’elle me prodiguait. Elle est devenue angélique. Hélas ! ce n’est plus qu’une âme, une âme qui rayonne sur son fils et sur moi ; le corps n’existe plus, car elle a vaincu la douleur… Jugez quel spectacle pour un père ! Le monde pour ma fille, c’est sa chambre ! il y faut des fleurs qu’elle aime ; elle lit beaucoup ; et, quand elle a l’usage de ses mains, elle travaille comme une fée… Elle ignore la profonde misère dans laquelle nous sommes plongés Aussi notre existence est-elle si bizarre que nous ne pouvons admettre personne chez nous… Me comprenez-vous bien, monsieur ? Devinez-vous qu’un voisin est impossible ? Je lui demanderais tant de choses, que je lui aurais trop d’obligations, et il me serait impossible de m’acquitter. D’abord le temps me manque pour tout : je fais l’éducation de mon