Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/39

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cessité, car la vie de bête fauve que mènent les forçats, impliquait entre les gens comme il faut de ce monde sauvage, la plus haute délicatesse. Sur les cent mille écus du délit, Jacques Collin pouvait peut-être alors se libérer avec une centaine de mille francs. En ce moment, comme on le voit, La Pouraille, un des créanciers de Jacques Collin, n’avait que quatre-vingt-dix jours à vivre. Nanti d’une somme sans doute bien supérieure à celle que lui gardait son chef, La Pouraille devait d’ailleurs être assez accommodant.

Un des diagnostics infaillibles auxquels les directeurs de prison et leurs agents, la police et ses aides, et même les magistrats instructeurs reconnaissent les chevaux de retour, c’est-à-dire ceux qui ont déjà mangé les gourganes (espèce de haricots destinés à la nourriture des forçats de l’État), est leur habitude de la prison ; les récidivistes en connaissent naturellement les usages ; ils sont chez eux, ils ne s’étonnent de rien.

Aussi Jacques Collin, en garde contre lui-même, avait-il jusqu’alors admirablement bien joué son rôle d’innocent et d’étranger, soit à la Force, soit à la Conciergerie. Mais, abattu par la douleur, écrasé par sa double mort ; car dans cette fatale nuit, il était mort deux fois, il redevint Jacques Collin. Le surveillant fut stupéfait de n’avoir pas à dire à ce prêtre espagnol par où l’on allait au préau. Cet acteur si parfait oublia son rôle, il descendit la vis de la tour Bonbec en habitué de la Conciergerie.

— Bibi-Lupin a raison, se dit en lui-même le surveillant, c’est un cheval de retour, c’est Jacques Collin. Au moment où Trompe-la-Mort se montra dans l’espèce de cadre que lui fit la porte de la tourelle, les prisonniers ayant tous fini leurs acquisitions à la table en pierre dite de Saint-Louis, se dispersaient sur le préau, toujours trop étroit pour eux : le nouveau détenu fut donc aperçu par tous à la fois, avec d’autant plus de rapidité que rien n’égale la précision du coup d’œil des prisonniers, qui sont tous dans un préau comme l’araignée au centre de sa toile. Cette comparaison est d’une exactitude mathématique, car l’œil étant borné de tous côtés par de hautes et noires murailles, le détenu voit toujours, même sans regarder, la porte par laquelle entrent les surveillants, les fenêtres du parloir et de l’escalier de la tour Bonbec, seules issues du préau. Dans le profond isolement où il est, tout est accident pour l’accusé, tout l’occupe ; son ennui, comparable à celui du tigre en cage au jardin des Plantes, décuple sa puissance d’attention. Il