Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/642

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— Décidément, se dit Caroline honteuse, je ne laisserai jamais Adolphe voyager sans que je l’y accompagne…

Un poëte de Marseille (on ne sait qui de Méry ou de Barthélemy) avouait qu’à l’heure du dîner, si son meilleur ami ne venait pas exactement, il attendait patiemment cinq minutes ; à la dixième minute, il se sentait l’envie de lui jeter la serviette au nez ; à la douzième, il lui souhaitait un grand malheur ; à la quinzième, il n’était plus le maître de ne pas le poignarder de plusieurs coups de couteau.

Toutes les femmes qui attendent sont poëtes de Marseille, si l’on peut comparer toutefois les tiraillements vulgaires de la faim au sublime Cantique des Cantiques d’une épouse catholique espérant les délices du premier regard d’un mari absent depuis trois mois. Que tous ceux qui s’aiment et qui se sont revus après une absence mille fois maudite veuillent bien se souvenir de leur premier regard : il dit tant de choses que souvent, quand on se retrouve devant des importuns, on baisse les yeux !… On se craint de part et d’autre, tant les yeux jettent de flammes ! Ce poëme, où tout homme est aussi grand qu’Homère, où il paraît un Dieu à la femme aimante, est pour une femme pieuse, maigre et couperosée, d’autant plus immense, qu’elle n’a pas, comme madame de Fischtaminel, la ressource de le tirer à plusieurs exemplaires. Son mari, pour elle, c’est tout !

Aussi, ne soyez pas étonnés d’apprendre que Caroline manqua toutes les messes et ne déjeuna point. Cette faim de revoir Adolphe, cette espérance contractait violemment son estomac. Elle ne pensa pas une seule fois à Dieu pendant le temps des messes, ni pendant celui des vêpres. Elle n’était pas bien assise, elle se trouvait fort mal sur ses jambes : Justine lui conseilla de se coucher. Caroline, vaincue, se coucha sur les cinq heures et demie du soir, après avoir pris un léger potage ; mais elle recommanda de tenir un bon petit repas prêt à dix heures du soir.

— Je souperai vraisemblablement avec monsieur, dit-elle.

Cette phrase fut la conclusion de catilinaires terribles intérieurement fulminées : elle en était aux plusieurs coups de couteau du poëte marseillais ; aussi cela fut-il dit d’un accent terrible. À trois heures du matin, Caroline dormait du plus profond sommeil quand Adolphe arriva, sans qu’elle eût entendu ni voiture, ni chevaux, ni sonnette, ni porte s’ouvrant !…