Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/143

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cette trempe, assassinée dans son for intérieur par l’exiguïté de ses moyens pécuniaires. Malgré tant de niaises déclamations sur l’argent, il faut toujours quand on habite Paris être acculé au pied des additions, rendre hommage aux chiffres et baiser la patte fourchue du Veau d’or. Quel problème ! douze mille livres de rente pour défrayer un ménage composé du père, de la mère, de deux enfants, d’une femme de chambre et d’une cuisinière, le tout logé rue Duphot, au second, dans un appartement de cent louis ! Prélevez la toilette et les voitures de madame avant d’évaluer les grosses dépenses de maison, car la toilette passait avant tout ; voyez ce qui reste pour l’éducation des enfants (une fille de sept ans, un garçon de neuf ans, dont l’entretien, malgré une bourse entière, coûtait déjà deux mille francs), vous trouverez que madame Rabourdin pouvait à peine donner trente francs par mois à son mari. Presque tous les maris parisiens en sont là, sous peine d’être des monstres. Cette femme qui s’était cru destinée à briller dans le monde, à le dominer, vit enfin arriver le moment où elle serait forcée d’user son intelligence et ses facultés dans une lutte ignoble, inattendue, en se mesurant corps à corps avec son livre de dépense. Déjà, grande souffrance d’amour-propre ! elle avait congédié son domestique mâle, lors de la mort de son père. La plupart des femmes se fatiguent dans cette lutte journalière, elles se plaignent, et finissent par se plier à leur sort ; mais au lieu de déchoir, l’ambition de Célestine grandissait avec les difficultés, elle ne pouvait pas les vaincre, elle voulait les enlever ; car, à ses yeux, cette complication dans les ressorts de la vie était comme le nœud gordien qui ne se dénoue pas et que le génie tranche. Loin de consentir à la mesquinerie d’une destinée bourgeoise, elle s’impatientait des retards qu’éprouvaient les grandes choses de son avenir, en accusant le sort de tromperie. Célestine se croyait de bonne foi une femme supérieure. Peut-être avait-elle raison, peut-être eût-elle été grande dans de grandes circonstances, peut-être n’était-elle pas à sa place. Reconnaissons-le : il existe des variétés dans la femme comme dans l’homme que se façonnent les Sociétés pour leurs besoins. Or, dans l’Ordre Social comme dans l’Ordre Naturel, il se trouve plus de jeunes pousses qu’il n’y a d’arbres, plus de frai que de poissons arrivés à tout leur développement : beaucoup de capacités, des Athanase Granson, doivent donc mourir étouffées comme les graines qui tombent sur une roche nue. Certes, il y a des femmes de ménage, des femmes