Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/34

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une chambre élégante, contiguë à celle où, deux nuits auparavant, avait expiré monsieur Jean-Baptiste baron d’Aldrigger, dont voici l’histoire en trois mots. En son vivant, ce respectable Alsacien, banquier à Strasbourg, s’était enrichi d’environ trois millions. En 1800, à l’âge de trente-six ans, à l’apogée d’une fortune faite pendant la Révolution, il avait épousé, par ambition et par inclination, l’héritière des Adolphus de Manheim, jeune fille adorée de toute une famille et naturellement elle en recueillit la fortune dans l’espace de dix années. D’Aldrigger fut alors baronifié par S. M. l’Empereur et Roi, car sa fortune se doubla ; mais il se passionna pour le grand homme qui l’avait titré. Donc, entre 1814 et 1815, il se ruina pour avoir pris au sérieux le soleil d’Austerlitz. L’honnête Alsacien ne suspendit pas ses paiements, ne désintéressa pas ses créanciers avec les valeurs qu’il regardait comme mauvaises ; il paya tout à bureau ouvert, se retira de la Banque, et mérita le mot de son ancien premier commis, Nucingen : « Honnête homme, mais bête ! » Tout compte fait, il lui resta cinq cent mille francs et des recouvrements sur l’Empire qui n’existait plus. — Foilà ze gue z’est gué t’afoir drop cri anne Nappolion, dit-il en voyant le résultat de sa liquidation. Lorsqu’on a été les premiers d’une ville, le moyen d’y rester amoindri ?… Le banquier de l’Alsace fit comme font tous les provinciaux ruinés : il vint à Paris, il y porta courageusement des bretelles tricolores sur lesquelles étaient brodées les aigles impériales et s’y concentra dans la société bonapartiste. Il remit ses valeurs au baron de Nucingen qui lui donna huit pour cent de tout, en acceptant ses créances impériales à soixante pour cent seulement de perte, ce qui fut cause que d’Aldrigger serra la main de Nucingen en lui disant : — Ch’édais pien sir te de droufer le quir d’in Elsacien ! Nucingen se fit intégralement payer par notre ami des Lupeaulx. Quoique bien étrillé, l’Alsacien eut un revenu industriel de quarante-quatre mille francs. Son chagrin se compliqua du spleen dont sont saisis les gens habitués à vivre par le jeu des affaires quand ils en sont sevrés. Le banquier se donna pour tâche de se sacrifier, noble cœur ! à sa femme, dont la fortune venait d’être dévorée, et qu’elle avait laissé prendre avec la facilité d’une fille à qui les affaires d’argent étaient tout à fait inconnues. La baronne d’Aldrigger retrouva donc les jouissances auxquelles elle était habituée, le vide que pouvait lui causer la société de Strasbourg fut comblé par les plaisirs de Paris.