Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/402

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— Vous êtes monsieur de Chargebœuf ? dit alors Napoléon en avisant le marquis.

— Oui, Sire.

— Vous avez des enfants ?

— Beaucoup d’enfants.

— Pourquoi ne me donneriez-vous pas un de vos petits-fils ? Il serait un de mes pages…

— Ah ! voilà le sous-lieutenant qui perce, pensa Laurence, il veut être payé de sa grâce.

Le marquis s’inclina sans répondre. Heureusement le général Rapp se précipita dans la cabane.

— Sire, la cavalerie de la garde et celle du grand-duc de Berg ne pourront pas rejoindre demain avant midi.

— N’importe, dit Napoléon en se tournant vers Berthier, il est des heures de grâce pour nous aussi, sachons en profiter.

Sur un signe de main, le marquis et Laurence se retirèrent et montèrent en voiture ; le brigadier les mit dans leur route et les conduisit jusqu’à un village où ils passèrent la nuit. Le lendemain, tous deux ils s’éloignèrent du champ de bataille au bruit de huit cents pièces de canon qui grondèrent pendant dix heures, et en route, ils apprirent l’étonnante victoire d’Iéna. Huit jours après, ils entraient dans les faubourgs de Troyes. Un ordre du Grand-Juge, transmis au procureur impérial près le Tribunal de première instance de Troyes, ordonnait la mise en liberté sous caution des gentilshommes en attendant la décision de l’Empereur et Roi ; mais en même temps, l’ordre pour l’exécution de Michu fut expédié par le Parquet. Ces ordres étaient arrivés le matin même. Laurence se rendit alors à la prison, sur les deux heures, en habit de voyage. Elle obtint de rester auprès de Michu à qui l’on faisait la triste cérémonie, appelée la toilette ; le bon abbé Goujet, qui avait demandé à l’accompagner jusqu’à l’échafaud, venait de donner l’absolution à cet homme qui se désolait de mourir dans l’incertitude sur le sort de ses maîtres ; aussi quand Laurence se montra poussa-t-il un cri de joie.

— Je puis mourir, dit-il.

— Ils sont graciés, je ne sais à quelles conditions, répondit-elle ; mais ils le sont, et j’ai tout tenté pour toi, mon ami, malgré leur avis. Je croyais t’avoir sauvé, mais l’Empereur m’a trompée par gracieuseté de souverain.