Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/496

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vent être une espèce de prime donnée au crime. Je me mis à étudier cette question. J’avais alors cinquante ans, et ma vie était à peu près finie. À quoi suis-je bon ? me demandai-je. À qui laisserai-je ma fortune ? Quand j’aurai meublé richement mon appartement, quand j’aurai une bonne cuisinière, quand mon existence sera bien convenablement assurée, à quoi emploierai-je mon temps ? Ainsi, onze ans de révolution et quinze ans de misère avaient dévoré le temps le plus heureux de ma vie ! l’avaient usé dans un travail stérile, ou uniquement employé à la conservation de mon individu. Personne ne peut, à cet âge, s’élancer de cette destinée obscure et comprimée par le besoin vers une destinée éclatante ; mais on peut toujours se rendre utile. Je compris enfin qu’une surveillance prodigue en conseils décuplait la valeur de l’argent donné, car les malheureux ont surtout besoin de guides ; en les faisant profiter du travail qu’ils font pour autrui, l’intelligence du spéculateur n’est pas ce qui leur manque. Quelques beaux résultats que j’obtins me rendirent très-fier. J’aperçus à la fois et un but et une occupation, sans parler des jouissances exquises que donne le plaisir de jouer en petit le rôle de la Providence.

— Et vous le jouez aujourd’hui en grand ?… demanda vivement Godefroid.

— Oh ! vous voulez tout savoir ? dit le vieillard, nenni.

— Le croiriez-vous ?… reprit-il après cette pause, la faiblesse des moyens que ma petite fortune mettait à ma disposition me ramenait souvent à Mongenod. — Sans Mongenod, j’aurais pu faire bien davantage, disais-je. Si un malhonnête homme ne m’avait pas enlevé quinze cents francs de rentes, ai-je souvent pensé, je sauverais cette famille. Excusant alors mon impuissance par une accusation, ceux à qui je n’offrais que des paroles pour consolation maudissaient Mongenod avec moi. Les malédictions me soulageaient le cœur. Un matin, en janvier 1816, ma gouvernante m’annonce… qui ? Mongenod ! monsieur Mongenod ! Et qui vois-je entrer ?… la belle femme alors âgée de trente-six ans, et accompagnée de trois enfants ; puis Mongenod, plus jeune que quand il était parti ; car la richesse et le bonheur répandent une auréole autour de leurs favoris. Parti maigre, pâle, jaune, sec, il revenait gros, gras, fleuri comme un prébendier, et bien vêtu. Il se jeta dans mes bras, et se trouvant reçu froidement, il me dit pour première parole : — Ai je pu venir plus tôt, mon ami ? Les mers ne sont libres que depuis