Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/266

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle sauta d’un seul bond sur le lit, s’empara d’un petit sac d’argent dans une cachette, reprit la main de son fils étonné, l’entraîna violemment sans lui laisser le temps de reprendre son sabot, et ils marchèrent tous deux d’un pas rapide vers Fougères, sans que l’un ou l’autre retournât la tête vers la chaumière qu’ils abandonnaient. Quand ils arrivèrent sur le sommet des rochers de Saint-Sulpice, Barbette attisa le feu des fagots, et son gars l’aida à les couvrir de genêts verts chargés de givre, afin d’en rendre la fumée plus forte.

— Ça durera plus que ton père, plus que moi et plus que le Gars, dit Barbette d’un air farouche en montrant le feu à son fils.

Au moment où la veuve de Galope-chopine et son fils au pied sanglant regardaient, avec une sombre expression de vengeance et de curiosité, tourbillonner la fumée, mademoiselle de Verneuil avait les yeux attachés sur cette roche, et tâchait, mais en vain, d’y découvrir le signal annoncé par le marquis. Le brouillard, qui s’était insensiblement accru, ensevelissait toute la région sous un voile dont les teintes grises cachaient les masses du paysage les plus près de la ville. Elle contemplait tour à tour, avec une douce anxiété, les rochers, le château, les édifices, qui ressemblaient dans ce brouillard à des brouillards plus noirs encore. Auprès de sa fenêtre, quelques arbres se détachaient de ce fond bleuâtre comme ces madrépores que la mer laisse entrevoir quand elle est calme. Le soleil donnait au ciel la couleur blafarde de l’argent terni, ses rayons coloraient d’une rougeur douteuse les branches nues des arbres, où se balançaient encore quelques dernières feuilles. Mais des sentiments trop délicieux agitaient l’âme de Marie, pour qu’elle vît de mauvais présages dans ce spectacle, en désaccord avec le bonheur dont elle se repaissait par avance. Depuis deux jours, ses idées s’étaient étrangement modifiées. L’âpreté, les éclats désordonnés de ses passions avaient lentement subi l’influence de l’égale température que donne à la vie un véritable amour. La certitude d’être aimée, qu’elle était allée chercher à travers tant de périls, avait fait naître en elle le désir de rentrer dans les conditions sociales qui sanctionnent le bonheur, et d’où elle n’était sortie que par désespoir. N’aimer que pendant un moment lui sembla de l’impuissance. Puis elle se vit soudain reportée, du fond de la société où le malheur l’avait plongée, dans le haut rang où son père l’avait un moment placée. Sa vanité, comprimée par les cruelles alternatives