Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/342

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propre et par son intérêt. Pendant six mois nous dînâmes ensemble, et je le mis de moitié dans mes plans d’amélioration. Beaucoup de gens verraient dans cette amitié nécessaire les plus cruels ennuis de ma tâche ; mais cet homme n’était-il pas un instrument, et le plus précieux de tous ? Malheur à qui méprise sa cognée ou la jette même avec insouciance ! N’aurais-je pas été d’ailleurs fort inconséquent si, voulant améliorer le pays, j’eusse reculé devant l’idée d’améliorer un homme ? Le plus urgent moyen de fortune était une route. Si nous obtenions du conseil municipal l’autorisation de construire un bon chemin, d’ici à la route de Grenoble, mon adjoint était le premier à en profiter, car, au lieu de traîner coûteusement ses arbres à travers de mauvais sentiers, il pourrait, au moyen d’une bonne route cantonale, les transporter facilement, entreprendre un gros commerce de bois de toute nature, et gagner, non plus six cents malheureux francs par an, mais de belles sommes qui lui donneraient un jour une certaine fortune. Enfin convaincu, cet homme devint mon prosélyte. Pendant tout un hiver, mon ancien maire alla trinquer au cabaret avec ses amis, et sut démontrer à nos administrés qu’un bon chemin de voiture serait une source de fortune pour le pays en permettant à chacun de commercer avec Grenoble. Lorsque le conseil municipal eut voté le chemin, j’obtins du préfet quelque argent sur les fonds de charité du Département, afin de payer les transports que la Commune était hors d’état d’entreprendre, faute de charrettes. Enfin, pour terminer plus promptement ce grand ouvrage et en faire apprécier immédiatement les résultats aux ignorants qui murmuraient contre moi en disant que je voulais rétablir les corvées, j’ai, pendant tous les dimanches de la première année de mon administration, constamment entraîné, de gré ou de force, la population du bourg, les femmes, les enfants, et même les vieillards, en haut de la montagne où j’avais tracé moi-même sur un excellent fonds le grand chemin qui mène de notre village à la route de Grenoble. Des matériaux abondant bordaient fort heureusement l’emplacement du chemin. Cette longue entreprise me demanda beaucoup de patience. Tantôt les uns, ignorant les lois, se refusaient à la prestation en nature, tantôt les autres, qui manquaient de pain, ne pouvaient réellement pas perdre une journée ; il fallait donc distribuer du blé à ceux-ci, puis aller calmer ceux-là par des paroles amicales. Néanmoins, quand nous eûmes achevé les deux tiers de ce chemin,