Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/385

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et sans cesse souffert ensemble, ayant beaucoup de maux et peu de joies à partager ; ils paraissaient s’être accoutumés à leur mauvaise fortune comme le prisonnier s’habitue à sa geôle ; en eux tout était simplesse. Leurs visages ne manquaient pas d’une sorte de gaie franchise. En les examinant bien, leur vie monotone, le lot de tant de pauvres êtres, semblait presque enviable. Il y avait bien chez eux trace de douleur, mais absence de chagrins.

— Eh ! bien, mon brave père Moreau, vous voulez donc absolument toujours travailler ?

— Oui, monsieur Benassis. Je vous défricherai encore une bruyère ou deux avant de crever, répondit gaiement le vieillard dont les petits yeux noirs s’animèrent.

— Est-ce du vin que porte là votre femme ? Si vous ne voulez pas vous reposer, au moins faut-il boire du vin.

— Me reposer ! ça m’ennuie. Quand je suis au soleil, occupé à défricher, le soleil et l’air me raniment. Quant au vin, oui, monsieur, ceci est du vin, et je sais bien que c’est vous qui nous l’avez fait avoir pour presque rien chez monsieur le maire de Courteil. Ah ! vous avez beau être malicieux, on vous reconnaît tout de même.

— Allons, adieu, la mère. Vous allez sans doute à la pièce du Champferlu aujourd’hui ?

— Oui, monsieur, elle a été commencée hier soir.

— Bon courage ! dit Benassis. Vous devez quelquefois être bien contents en voyant cette montagne que vous avez presque toute défrichée à vous seuls.

Dame, oui, monsieur, répondit la vieille, c’est notre ouvrage ! Nous avons bien gagné le droit de manger du pain.

— Vous voyez, dit Benassis à Genestas, le travail, la terre à cultiver, voilà le Grand Livre des Pauvres. Ce bonhomme se croirait déshonoré s’il allait à l’hèpital ou s’il mendiait ; il veut mourir la pioche en main, en plein champ, sous le soleil. Ma foi, il a un fier courage ! A force de travailler, le travail est devenu sa vie ; mais aussi, ne craint-il pas la mort ! Il est profondément philosophe sans s’en douter. Ce vieux père Moreau m’a donné l’idée de fonder dans ce canton un hospice pour les laboureurs, pour les ouvriers, enfin pour les gens de la campagne qui, après avoir travaillé pendant toute leur vie, arrivent à une vieillesse honorable et pauvre. Monsieur, je ne comptais point sur la fortune que j’ai faite, et qui