Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/386

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m’est personnellement inutile. Il faut peu de chose à l’homme tombé du faîte de ses espérances. La vie des oisifs est la seule qui coûte cher, peut-être même est-ce un vol social que de consommer sans rien produire. En apprenant les discussions qui s’élevèrent lors de sa chute au sujet de sa pension, Napoléon disait n’avoir besoin que d’un cheval et d’un écu par jour. En venant ici, j’avais renoncé à l’argent. Depuis, j’ai reconnu que l’argent représente des facultés et devient nécessaire pour faire le bien. J’ai donc par mon testament donné ma maison pour fonder un hospice où les malheureux vieillards sans asile, et qui seront moins fiers que ne l’est Moreau, puissent passer leurs vieux jours. Puis une certaine partie des neuf mille francs de rentes que me rapportent mes terres et mon moulin sera destinée à donner, dans les hivers trop rudes, des secours à domicile aux individus réellement nécessiteux. Cet établissement sera sous la surveillance du conseil municipal, auquel s’adjoindra le curé, comme président. De cette manière, la fortune que le hasard m’a fait trouver dans ce canton y demeurera. Les règlements de cette institution sont tous tracés dans mon testament, il serait fastidieux de vous les rapporter, il suffit de vous dire que j’y ai tout prévu. J’ai même créé un fonds de réserve qui doit permettre un jour à la Commune de payer plusieurs bourses à des enfants qui donneraient de l’espérance pour les arts ou pour les sciences. Ainsi, même après ma mort, mon œuvre de civilisation se continuera. Voyez, capitaine Bluteau, lorsqu’on a commencé une tâche, il est quelque chose en nous qui nous pousse à ne pas la laisser imparfaite. Ce besoin d’ordre et de perfection est un des signes les plus évidents d’une destinée à venir. Maintenant allons vite, il faut que j’achève ma ronde, et j’ai encore cinq ou six malades à voir.

Après, avoir trotté pendant quelque temps en silence, Benassis dit en riant à son compagnon : — Ah ! çà, capitaine Bluteau, vous me faites babiller comme un geai, et vous ne me dites rien de votre vie, qui doit être curieuse. Un soldat de votre âge a vu trop de choses pour ne pas avoir plus d’une aventure à raconter.

— Mais, répondit Genestas, ma vie est la vie de l’armée. Toutes les figures militaires se ressemblent. N’ayant jamais commandé, étant toujours resté dans le rang à recevoir ou à donner des coups de sabre, j’ai fait comme les autres. Je suis allé là où Napoléon nous a conduits, et me suis trouvé en ligne à toutes les batailles où