Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/409

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téressés. La Fosseuse, qui était une belle personne, est morte en accouchant de sa fille. Le mari prit tant de chagrin de cette perte, qu’il en est mort dans l’année, ne laissant rien au monde à son enfant qu’une vie chancelante et naturellement fort précaire. La petite fut charitablement recueillie par une voisine qui l’éleva jusqu’à l’âge de neuf ans. La nourriture de la Fosseuse devenant une charge trop lourde pour cette bonne femme, elle envoya sa pupille mendier son pain dans la saison où il passe des voyageurs sur les routes. Un jour l’orpheline étant allée demander du pain au château de la comtesse, y fut gardée en mémoire de sa mère. Élevée alors pour servir un jour de femme de chambre à la fille de la maison, qui se maria cinq ans après, la pauvre petite a été pendant ce temps la victime de tous les caprices des gens riches, lesquels pour la plupart n’ont rien de constant ni de suivi dans leur générosité : bienfaisants par accès ou par boutades, tantôt protecteurs, tantôt amis, tantôt maîtres, ils faussent encore la situation déjà fausse des enfants malheureux auxquels ils s’intéressent, et ils en jouent le cœur, la vie ou l’avenir avec insouciance, en les regardant comme peu de chose. La Fosseuse devint d’abord presque la compagne de la jeune héritière : on lui apprit alors à lire, à écrire, et sa future maîtresse s’amusa quelquefois à lui donner des leçons de musique. Tour à tour demoiselle de compagnie et femme de chambre, on fit d’elle un être incomplet. Elle prit là le goût du luxe, de la parure, et contracta des manières en désaccord avec sa situation réelle. Depuis, le malheur a bien rudement réformé son âme, mais il n’a pu en effacer le vague sentiment d’une destinée supérieure. Enfin un jour, jour bien funeste pour cette pauvre fille, la jeune comtesse, alors mariée, surprit la Fosseuse, qui n’était plus que sa femme de chambre, parée d’une de ses robes de bal et dansant devant une glace. L’orpheline, alors âgée de seize ans, fut renvoyée sans pitié ; son indolence la fit retomber dans la misère, errer sur les routes, mendier, travailler, comme je vous l’ai dit. Souvent elle pensait à se jeter à l’eau, quelquefois aussi à se donner au premier venu, la plupart du temps elle se couchait au soleil le long du mur, sombre, pensive, la tête dans l’herbe ; les voyageurs lui jetaient alors quelques sous, précisément parce qu’elle ne leur demandait rien. Elle est restée pendant un an à l’hôpital d’Annecy après une moisson laborieuse, à laquelle elle n’avait travaillé que dans l’espoir de mourir. Il faut lui entendre raconter à elle-même