Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/448

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conquérir un royaume pour chacun d’eux, afin que le Français soit le maître de tout ; que les soldats de la garde fassent trembler le monde, et que la France crache où elle veut, et qu’on lui dise, comme sur ma monnaie, Dieu vous protége ! — Convenu ! répond l’armée, on t’ira pêcher des royaumes à la baïonnette. » Ha ! c’est qu’il n’y avait pas à reculer, voyez-vous ! et s’il avait eu dans sa boule de conquérir la lune, il aurait fallu s’arranger pour ça, faire ses sacs, et grimper ; heureusement qu’il n’en a pas eu la volonté. Les rois, qu’étaient habitués aux douceurs de leur trône, se font naturellement tirer l’oreille ; et alors, en avant, nous autres. Nous marchons, nous allons, et le tremblement recommence avec une solidité générale. En a-t-il fait user, dans ce temps-là, des hommes et des souliers ! Alors on se battait à coups de nous si cruellement, que d’autres que les Français s’en seraient fatigués. Mais vous n’ignorez pas que le Français est né philosophe, et, un peu plus tôt, un peu plus tard, sait qu’il faut mourir. Aussi nous mourions tous sans rien dire, parce qu’on avait le plaisir de voir l’empereur faire ça sur les géographies. (Là, le fantassin décrivit lestement un rond avec son pied sur l’aire de la grange.) Et il disait : « Ça, ce sera un royaume ! » et c’était un royaume. Quel bon temps ! Les colonels passaient généraux, le temps de les voir ; les généraux maréchaux, les maréchaux rois. Et il y en a encore un, qui est debout pour le dire à l’Europe, quoique ce soit un Gascon, traître à la France pour garder sa couronne, qui n’a pas rougi de honte, parce que, voyez-vous, les couronnes sont en or ! Enfin, les sapeurs qui savaient lire devenaient nobles tout de même. Moi qui vous parle, j’ai vu à Paris onze rois et un peuple de princes qui entouraient Napoléon, comme les rayons du soleil ! Vous entendez bien que chaque soldat, ayant la chance de chausser un trône, pourvu qu’il en eût le mérite, un caporal de la garde était comme une curiosité qu’on l’admirait passer, parce que chacun avait son contingent dans la victoire, parfaitement connu dans le bulletin. Et y en avait-il de ces batailles ! Austerlitz, où l’armée a manœuvré comme à la parade ; Eylau, où l’on a noyé les Russes dans un lac, comme si Napoléon avait soufflé dessus ; Wagram, où l’on s’est battu trois jours sans bouder. Enfin, y en avait autant que de saints au calendrier. Aussi alors fut-il prouvé que Napoléon possédait dans son fourreau la véritable épée de Dieu. Alors le soldat avait son estime, et il en faisait son enfant, s’inquiétait si vous aviez des souliers, du linge,