Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/496

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lui montrant la niche aux enfants. Comme mon Renard entendait le patois de ces Chinois-là, je le priai de m’aider à faire mes propositions au père et à la mère, et de tâcher d’établir une correspondance avec Judith. Elle se nommait Judith. Enfin, monsieur, pendant quinze jours je fus le plus heureux des hommes, parce que tous les soirs le Juif et sa femme nous firent souper avec Judith. Vous connaissez ces choses-là, je ne vous en impatienterai nullement ; cependant, si vous ne comprenez pas le tabac, vous ignorez le plaisir d’un honnête homme qui fume tranquillement sa pipe avec son ami Renard et le père de la fille, en voyant la princesse. C’est très-agréable. Mais je dois vous dire que Renard était un Parisien, un fils de famille. Son père, qui faisait un gros commerce d’épicerie, l’avait élevé pour être notaire, et il savait quelque chose ; mais la conscription l’ayant pris, il lui fallut dire adieu à l’écritoire. Moulé d’ailleurs pour porter l’uniforme, il avait une figure de jeune fille, et connaissait l’art d’enjôler le monde parfaitement bien. C’était lui que Judith aimait, et elle se souciait de moi comme un cheval se soucie de poulets rôtis. Pendant que je m’extasiais et que je voyageais dans la lune en regardant Judith, mon Renard, qui n’avait pas volé son nom, entendez-vous ! faisait son chemin sous terre ; le traître s’entendait avec la fille, et si bien, qu’ils se marièrent à la mode du pays, parce que les permissions auraient été trop de temps à venir. Mais il promit d’épouser suivant la loi française, si par hasard le mariage était attaqué. Le fait est qu’en France madame Renard redevint mademoiselle Judith. Si j’avais su cela, moi, j’aurais tué Renard, et net, sans seulement lui laisser le temps de souffler ; mais le père, la mère, la fille et mon maréchal-des-logis, tout cela s’entendait comme des larrons en foire. Pendant que je fumais ma pipe, que j’adorais Judith comme un saint sacrement, mon Renard convenait de ses rendez-vous, et poussait très-bien ses petites affaires. Vous êtes la seule personne à qui j’aie parlé de cette histoire, que je nomme une infamie ; je me suis toujours demandé pourquoi un homme, qui mourrait de honte s’il prenait une pièce d’or, vole la femme, le bonheur, la vie de son ami sans scrupule. Enfin, mes mâtins étaient mariés et heureux, que j’étais toujours là le soir, à souper, admirant comme un imbécile Judith, et répondant comme un tenor aux mines qu’elle faisait pour me clore les yeux. Vous pensez bien qu’ils ont payé leurs tromperies singulièrement cher. Foi d’honnête homme, Dieu fait plus attention aux choses de ce monde que