Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/498

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laissai là comme chien ; mais quand ma rage fut passée, je revins… il était mort. Les Cosaques avaient mis le feu à la ville, je me souvins alors de Judith, j’allai donc la chercher, elle se mit en croupe, et, grâce à la vitesse de mon cheval, je rejoignis le régiment, qui avait opéré sa retraite. Quant au Juif et à sa famille, plus personne ! tous disparus comme des rats. Judith seule attendait Renard, je ne lui ai rien dit, vous comprenez, dans le commencement. Monsieur, il m’a fallu songer à cette femme au milieu de tous les désastres de la campagne de 1813, la loger, lui donner ses aises, enfin la soigner, et je crois qu’elle ne s’est guère aperçue de l’état où nous étions. J’avais l’attention de la tenir toujours à dix lieues de nous, en avant, vers la France ; elle est accouchée d’un garçon pendant que nous nous battions à Hanau. Je fus blessé à cette affaire-là, je rejoignis Judith à Strasbourg, puis je revins sur Paris, car j’ai eu le malheur d’être au lit pendant la campagne de France. Sans ce triste hasard, je passais dans les grenadiers de la garde, l’empereur m’y avait donné de l’avancement. Enfin, monsieur, j’ai donc été obligé de soutenir une femme, un enfant qui ne m’appartenait point, et j’avais trois côtes ébréchées ! Vous comprenez que ma solde, ce n’était pas la France. Le père Renard, vieux requin sans dents, ne voulut pas de sa bru ; le père juif était fondu, Judith se mourait de chagrin. Un matin elle pleurait en achevant mon pansement. — Judith, lui dis-je, votre enfant est perdu. — Et moi aussi, dit-elle. — Bah ! répondis-je, nous allons faire venir les papiers nécessaires, je vous épouserai et reconnaîtrai pour mien l’enfant de… Je n’ai pas pu achever. Ah ! mon cher monsieur, l’on peut tout faire pour recevoir le regard de morte par lequel Judith me remercia ; je vis que je l’aimais toujours, et dès ce jour-là son petit entra dans mon cœur. Pendant que les papiers, le père et la mère juifs étaient en route, la pauvre femme acheva de mourir. L’avant-veille de sa mort, elle eut la force de s’habiller, de se parer, de faire toutes les cérémonies d’usage, de signer leurs tas de papiers ; puis, quand son enfant eut un nom et un père, elle revint se coucher, je lui baisai les mains et le front, puis elle mourut. Voilà mes noces. Le surlendemain, après avoir acheté les quelques pieds de terre où la pauvre fille est couchée, je me suis trouvé le père d’un orphelin que j’ai mis en nourrice pendant la campagne de 1815. Depuis ce temps-là, sans que personne sût mon histoire, qui n’était pas belle à dire, j’ai pris soin de ce petit drôle