Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/531

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le second étage, le vieux Sauviat avançait alors la tête de manière à se mettre en dehors de la ligne dessinée par le surplomb, sûr de trouver sa fille à la fenêtre. Le ferrailleur rentrait en se frottant les mains, et disait à sa femme en patois d’Auvergne : « — Hé ! la vieille, on admire ton enfant ! »

En 1820, il arriva, dans la vie simple et dénuée d’événements que menait Véronique, un accident qui n’eut pas eu d’importance chez toute autre jeune personne, mais qui peut-être exerça sur son avenir une horrible influence. Un jour de fête supprimée, qui restait ouvrable pour toute la ville, et pendant lequel les Sauviat fermaient boutique, allaient à l’église et se promenaient, Véronique passa, pour aller dans la campagne, devant l’étalage d’un libraire où elle vit le livre de Paul et Virginie. Elle eut la fantaisie de l’acheter à cause de la gravure, son père paya cent sous le fatal volume, et le mit dans la vaste poche de sa redingote. « — Ne ferais-tu pas bien de le montrer à monsieur le vicaire ? lui dit sa mère pour qui tout livre imprimé sentait toujours un peu le grimoire. — J’y pensais ! » répondit simplement Véronique.

L’enfant passa la nuit à lire ce roman, l’un des plus touchants livres de la langue française. La peinture de ce mutuel amour, à demi biblique et digne des premiers âges du monde, ravagea le cœur de Véronique. Une main, doit-on dire divine ou diabolique, enleva le voile qui jusqu’alors lui avait couvert la Nature. La petite vierge enfouie dans la belle fille trouva le lendemain ses fleurs plus belles qu’elles ne l’étaient la veille, elle entendit leur langage symbolique, elle examina l’azur du ciel avec une fixité pleine d’exaltation ; et des larmes roulèrent alors sans cause dans ses yeux. Dans la vie de toutes les femmes, il est un moment où elles comprennent leur destinée, où leur organisation jusque-là muette parle avec autorité ; ce n’est pas toujours un homme choisi par quelque regard involontaire et furtif qui réveille leur sixième sens endormi ; mais plus souvent peut-être un spectacle imprévu, l’aspect d’un site, une lecture, le coup d’œil d’une pompe religieuse, un concert de parfums naturels, une délicieuse matinée voilée de ses fines vapeurs, une divine musique aux notes caressantes, enfin quelque mouvement inattendu dans l’âme ou dans le corps. Chez cette fille solitaire, confinée dans cette noire maison, élevée par des parents simples, quasi rustiques, et qui n’avait jamais entendu de mot impropre, dont la candide intelligence n’avait jamais reçu la moindre