Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/658

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rien : voilà les roses, comme je vous le disais. Un homme, un bourgeois qui aurait le malheur d’aller là doit y mourir de chagrin en peu de temps. Ne faut-il pas vivre avec un autre ? N’êtes-vous pas obligé de subir la compagnie de cinq hommes pendant vos repas, et de vingt-trois pendant votre sommeil, d’entendre leurs discours. Cette société, madame, a ses lois secrètes ; dispensez-vous d’y obéir, vous êtes assassiné ; mais obéissez-y, vous devenez assassin ! Il faut être ou victime ou bourreau ! Après tout, mourir d’un seul coup, ils vous guériraient de cette vie ; mais ils se connaissent à faire le mal, et il est impossible de tenir à la haine de ces hommes, ils ont tout pouvoir sur un condamné qui leur déplaît, et peuvent faire de sa vie un supplice de tous les instants, pire que la mort. L’homme qui se repent et veut se bien conduire, est l’ennemi commun ; avant tout, on le soupçonne de délation. La délation est punie de mort, sur un simple soupçon. Chaque salle a son tribunal où l’on juge les crimes commis envers la société. Ne pas obéir aux usages est criminel, et un homme dans ce cas est susceptible de jugement : ainsi chacun doit coopérer à toutes les évasions ; chaque condamné a son heure pour s’évader, heure à laquelle le bagne tout entier lui doit aide, protection. Révéler ce qu’un condamné tente dans l’intérêt de son évasion est un crime. Je ne vous parlerai pas des horribles mœurs du bagne, à la lettre, on ne s’y appartient pas. L’administration, pour neutraliser les tentatives de révolte ou d’évasion, accouple toujours des intérêts contraires et rend ainsi le supplice de la chaîne insupportable, elle met ensemble des gens qui ne peuvent pas se souffrir ou qui se défient l’un de l’autre.

— Comment avez-vous fait ! demanda madame Graslin.

— Ah ! voilà, reprit Farrabesche, j’ai eu du bonheur : je ne suis pas tombé au sort pour tuer un homme condamné, je n’ai jamais voté la mort de qui que ce soit, je n’ai jamais été puni, je n’ai pas été pris en grippe, et j’ai fait bon ménage avec les trois compagnons que l’on m’a successivement donnés, ils m’ont tous trois craint et aimé. Mais aussi, madame, étais-je célèbre au bagne avant d’y arriver. Un chauffeur ! car je passais pour être un de ces brigands-là. J’ai vu chauffer, reprit Farrabesche après une pause et à voix basse, mais je n’ai jamais voulu ni me prêter à chauffer, ni recevoir d’argent des vols. J’étais réfractaire, voilà tout. J’aidais les camarades, j’espionnais, je me battais, je me mettais en sen-