Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/665

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vous avez été pour moi comme un père, quand vous pouviez n’être qu’un protecteur. C’est donc à vous seul, à vous qui m’avez fait tout ce que je suis, que je puis les dire. Je suis atteint d’une cruelle maladie, maladie morale d’ailleurs : j’ai dans l’âme des sentiments et dans l’esprit des dispositions qui me rendent complètement impropre à ce que l’État ou la Société veulent de moi. Ceci vous paraîtra peut-être un acte d’ingratitude, tandis que c’est tout simplement un acte d’accusation. Quand j’avais douze ans, vous, mon généreux parrain, vous avez deviné chez le fils d’un simple ouvrier une certaine aptitude aux sciences exactes et un précoce désir de parvenir ; vous avez donc favorisé mon essor vers les régions supérieures, alors que ma destinée primitive était de rester charpentier comme mon pauvre père, qui n’a pas assez vécu pour jouir de mon élévation. Assurément, monsieur, vous avez bien fait, et il ne se passe pas de jour que je ne vous bénisse ; aussi, est-ce moi peut-être qui ai tort. Mais que j’aie raison ou que je me trompe, je souffre ; et n’est-ce pas vous mettre bien haut que de vous adresser mes plaintes ? n’est-ce pas vous prendre, comme Dieu, pour un juge suprême ? Dans tous les cas, je me confie à votre indulgence.

« Entre seize et dix-huit ans, je me suis adonné à l’étude des sciences exactes de manière à me rendre malade, vous le savez. Mon avenir dépendait de mon admission à l’École Polytechnique. Dans ce temps, mes travaux ont démesurément cultivé mon cerveau, j’ai failli mourir, j’étudiais nuit et jour, je me faisais plus fort que la nature de mes organes ne le permettait peut-être. Je voulais passer des examens si satisfaisants, que ma place à l’École fût certaine et assez avancée pour me donner le droit à la remise de la pension que je voulais vous éviter de payer : j’ai triomphé ! Je frémis aujourd’hui quand je pense à l’effroyable conscription de cerveaux livrés chaque année à l’État par l’ambition des familles qui, plaçant de si cruelles études au temps où l’adulte achève ses diverses croissances, doit produire des malheurs inconnus, en tuant à la lueur des lampes certaines facultés précieuses qui plus tard se développeraient grandes et fortes. Les lois de la Nature sont impitoyables, elles ne cèdent rien aux entreprises ni aux vouloirs de la Société. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre naturel, tout abus se paie. Les fruits demandés avant le temps en serre chaude à un arbre, viennent aux dépens de