Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/711

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fondé un village dans l’État de l’Ohio. Ce village est devenu presque une ville, et le tiers des terres qui en dépendent sont cultivées par notre famille, que Dieu a constamment protégée : nos cultures ont réussi, nos produits sont magnifiques, et nous sommes riches. Aussi avons-nous pu bâtir une église catholique, la ville est catholique, nous n’y souffrons point d’autres cultes, et nous espérons convertir par notre exemple les mille sectes qui nous entourent. La vraie religion est en minorité dans ce triste pays d’argent et d’intérêts où l’âme a froid. Néanmoins, j’y retournerai mourir plutôt que de faire le moindre tort et causer la plus légère peine à la mère de notre cher Francis. Seulement, monsieur Bonnet, conduisez-moi pendant cette nuit au presbytère, et que je puisse prier sur sa tombe, qui m’a seule attirée ici ; car à mesure que je me rapprochais de l’endroit où il est, je me sentais toute autre. Non, je ne croyais pas être si heureuse ici !…

— Eh ! bien, dit le curé, partons, venez. Si quelque jour vous pouviez revenir sans inconvénients, je vous écrirai, Denise ; mais peut-être cette visite à votre pays vous permettra-t-elle de demeurer là-bas sans souffrir…

— Quitter ce pays, qui maintenant est si beau ! Voyez donc ce que madame Graslin a fait du Gabou ? dit-elle en montrant le lac éclairé par la lune. Enfin, tous ces domaines seront à notre cher Francis !

— Vous ne partirez pas, Denise, dit madame Graslin en se montrant à la porte de l’étable.

La sœur de Jean-François Tascheron joignit les mains à l’aspect du spectre qui lui parlait. En ce moment, la pâle Véronique, éclairée par la lune, eut l’air d’une ombre en se dessinant sur les ténèbres de la porte ouverte de l’étable. Ses yeux brillaient comme deux étoiles.

— Non, ma fille, vous ne quitterez pas le pays que vous êtes venue revoir de si loin, et vous y serez heureuse ; ou Dieu refuserait de seconder mes œuvres, et c’est lui qui sans doute vous envoie !

Elle prit par la main Denise étonnée, et l’emmena par un sentier vers l’autre rive du lac, en laissant sa mère et le curé qui s’assirent sur le banc.

— Laissons-lui faire ce qu’elle veut, dit la Sauviat.

Quelques instants après, Véronique revint seule, et fut reconduite au château par sa mère et par le curé. Sans doute elle avait conçu quelque projet qui voulait le mystère, car personne dans le