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LA PEAU DE CHAGRIN

se mêlèrent alors à des épigrammes, à des jugements spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitié pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire fou par de mordantes saillies. — Monsieur de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit la comtesse en riant. — Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours eu raison dans mes haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit ? vous parlez de sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd ? vous le présentez comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment ? Bah ! il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis ? vous leur jetez à la tête les morts et les vivants ; vous renversez pour eux les termes de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette à la vue morale est le secret de nos conversations et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est vouloir combattre sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets. Et j’en use ! j’en abuse même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi et mes amis, car, d’ailleurs, mon épée vaut ma langue. Un des plus fervents admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était célèbre, et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si dédaigneusement jeté par Rastignac. Il se mit, en parlant de moi, à vanter outre mesure mes talents et ma personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique trompa la comtesse qui m’immola sans pitié ; pour amuser ses amis, elle abusa de mes secrets, de mes prétentions et de mes espérances. — Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles revanches : ses talents égalent au moins son courage ; aussi regardé-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire…. — Et fait des mémoires, dit la comtesse, à qui parut déplaire le profond silence qui régna. — Des mémoires de fausse comtesse, madame, répliqua Rastignac. Pour les écrire, il faut avoir une autre sorte de courage. — Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle. Il me