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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/124

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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais j’avais un ami ! Cependant l’amour me souffla tout à coup un de ces lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait endormir toutes nos douleurs. Si Fœdora m’aime, pensé-je, ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse ? Combien de fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche ? Enfin bientôt mon impertinent rival resté seul avec la comtesse, voulut partir. — Eh quoi ! déjà ? lui dit-elle avec un son de voix plein de câlineries et qui me fit palpiter. Ne me donnerez-vous pas encore un moment ! N’avez-vous donc plus rien à me dire, et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns de vos plaisirs ? Il s’en alla. — Ah ! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux ! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une sonnette retentit dans les appartements. La comtesse rentra dans sa chambre en fredonnant une phrase du Pria che spunti. Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talents et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon âme pour aspirer les sons. De note en note la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent, et cette mélodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais alors comme je te vois : elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière ; elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo ; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent, et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque ; actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté par son travail d’artiste, ou par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme. La voilà vraie, me dis-je. Elle mit, comme pour se chauffer, un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva par-