Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/259

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
250
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

prêts à le fusiller s’il refusait de répondre. Ainsi, je ne vois aucune chance contre moi. J’emmènerai donc ma petite Naqui, je partirai.

— Tu ne partiras pas, lui dit l’Anglais dont la voix étrange fit affluer au cœur du caissier tout son sang.

Melmoth monta dans un tilbury qui l’attendait, et fut emporté si rapidement que Castanier vit son ennemi secret à cent pas de lui sur la chaussée du boulevard Montmartre, et la montant au grand trot, avant d’avoir eu la pensée de l’arrêter.

— Mais, ma parole d’honneur, ce qui m’arrive est surnaturel, se dit-il. Si j’étais assez bête pour croire en Dieu, je me dirais qu’il a mis saint Michel à mes trousses. Le diable et la police me laisseraient-ils faire pour m’empoigner à temps ? A-t-on jamais vu ! Allons donc, c’est des niaiseries.

Castanier prit la rue du Faubourg-Montmartre, et ralentit sa marche à mesure qu’il avançait vers la rue Richer. Là, dans une maison nouvellement bâtie, au second étage d’un corps de logis donnant sur des jardins, vivait une jeune fille connue dans le quartier sous le nom de madame de La Garde, et qui se trouvait innocemment la cause du crime commis par Castanier. Pour expliquer ce fait et achever de peindre la crise sous laquelle succombait le caissier, il est nécessaire de rapporter succinctement quelques circonstances de sa vie antérieure.

Madame de La Garde, qui cachait son véritable nom à tout le monde, même à Castanier, prétendait être Piémontaise. C’était une de ces jeunes filles qui, soit par la misère la plus profonde, soit par défaut de travail ou par l’effroi de la mort, souvent aussi par la trahison d’un premier amant, sont poussées à prendre un métier que la plupart d’entre elles font avec dégoût, beaucoup avec insouciance, quelques-unes pour obéir aux lois de leur constitution. Au moment de se jeter dans le gouffre de la prostitution parisienne, à l’âge de seize ans, belle et pure comme une Madone, celle-ci rencontra Castanier. Trop mal léché pour avoir des succès dans le monde, fatigué d’aller tous les soirs le long des boulevards à la chasse d’une bonne fortune payée, le vieux dragon désirait depuis longtemps mettre un certain ordre dans l’irrégularité de ses mœurs. Saisi par la beauté de cette pauvre enfant, que le hasard lui mettait entre les bras, il résolut de la sauver du vice à son profit, par une pensée autant égoïste que bienfaisante, comme le sont quelques pensées des hommes les meilleurs. Le naturel est souvent