Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/444

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et les enfants réunis. Malgré sa réserve, le jeune proviseur fut soumis au prestige de cette scène, car la conversation, les manières de Balthazar eurent un entraînement irrésistible. Quoique plongés dans les abîmes de la pensée, et incessamment occupés à observer le monde moral, les hommes de science aperçoivent néanmoins les plus petits détails dans la sphère où ils vivent. Plus intempestifs que distraits, ils ne sont jamais en harmonie avec ce qui les entoure, ils savent et oublient tout ; ils préjugent l’avenir, prophétisent pour eux seuls, sont au fait d’un événement avant qu’il n’éclate, mais ils n’en ont rien dit. Si, dans le silence des méditations, ils ont fait usage de leur puissance pour reconnaître ce qui se passe autour d’eux, il leur suffit d’avoir deviné : le travail les emporte, et ils appliquent presque toujours à faux les connaissances qu’ils ont acquises sur les choses de la vie. Parfois, quand ils se réveillent de leur apathie sociale, ou quand ils tombent du monde moral dans le monde extérieur, ils y reviennent avec une riche mémoire, et n’y sont étrangers à rien. Ainsi Balthazar, qui joignait la perspicacité du cœur à la perspicacité du cerveau, savait tout le passé de sa fille, il connaissait ou avait deviné les moindres événements de l’amour mystérieux qui l’unissait à Emmanuel, il le leur prouva finement, et sanctionna leur affection en la partageant.

C’était la plus douce flatterie que pût faire un père, et les deux amants ne surent pas y résister.

Cette soirée fut délicieuse par le contraste qu’elle formait avec les chagrins qui assaillaient la vie de ces pauvres enfants. Quand, après les avoir pour ainsi dire remplis de sa lumière et baignés de tendresse, Balthazar se retira, Emmanuel de Solis, qui avait eu jusqu’alors une contenance gênée, se débarrassa de trois mille ducats en or qu’il tenait dans ses poches en craignant de les laisser apercevoir. Il les mit sur la travailleuse de Marguerite qui les couvrit avec le linge qu’elle raccommodait, et alla chercher le reste de la somme. Quand il revint, Félicie était allée se coucher. Onze heures sonnaient. Martha, qui veillait pour déshabiller sa maîtresse, était occupée chez Félicie.

« Où cacher cela ? dit Marguerite qui n’avait pas résisté au plaisir de manier quelques ducats, un enfantillage qui la perdit.

— Je soulèverai cette colonne de marbre dont le socle est creux, dit Emmanuel, vous y glisserez les rouleaux, et le diable n’irait pas les y chercher. » Au moment où Marguerite faisait son avant dernier voyage de