Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/110

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autrement sa symphonie en ut. Mais son mouvement héroïque est purement instrumental, au lieu qu’ici mon mouvement héroïque est appuyé par un sextuor des plus belles voix humaines, et par un chœur des Croyants qui veillent à la PORTE de la maison sainte. J’ai toutes les richesses de la mélodie et de l’harmonie, un orchestre et des voix ! Entendez l’expression de toutes les existences humaines, riches ou pauvres ? la lutte, le triomphe et l’ennui ! Ali arrive, l’Alcoran triomphe sur tous les points (duo en ré mineur). Mahomet se confie à ses deux beaux-pères, il est las de tout, il veut abdiquer le pouvoir et mourir inconnu pour consolider son œuvre. Magnifique sextuor (si bémol majeur). Il fait ses adieux (solo en fa naturel). Ses deux beaux-pères institués ses vicaires (kalifes) appellent le peuple. Grande marche triomphale. Prière générale des Arabes agenouillés devant la maison sainte (kasba) d’où s’envole le pigeon (même tonalité). La prière faite par soixante voix, et commandée par les femmes (en si bémol), couronne cette œuvre gigantesque où la vie des nations et de l’homme est exprimée. Vous avez eu toutes les émotions humaines et divines.

Andrea contemplait Gambara dans un étonnement stupide. Si d’abord il avait été saisi par l’horrible ironie que présentait cet homme en exprimant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaître chez Marianna, la folie du mari fut éclipsée par celle du compositeur. Il n’y avait pas l’apparence d’une idée poétique ou musicale dans l’étourdissante cacophonie qui frappait les oreilles : les principes de l’harmonie, les premières règles de la composition étaient totalement étrangères à cette informe création. Au lieu de la musique savemment enchaînée que désignait Gambara, ses doigts produisaient une succession de quintes, de septièmes et d’octaves, de tierces majeures, et des marches de quarte sans sixte à la basse, réunion de sons discordants jetés au hasard qui semblait combinée pour déchirer les oreilles les moins délicates. Il est difficile d’exprimer cette bizarre exécution, car il faudrait des mots nouveaux pour cette musique impossible. Péniblement affecté de la folie de ce brave homme, Andrea rougissait et regardait à la dérobée Marianna qui, pâle et les yeux baissés, ne pouvait retenir ses larmes. Au milieu de son brouhaha de notes, Gambara avait lancé de temps en temps des exclamations qui décelaient le ravissement de son âme : il s’était pâmé d’aise, il avait souri à son piano, l’avait regardé avec colère, lui avait tiré la langue, expression à l’usage