Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/144

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die. Bientôt les morts successives de quelques parents la rendent une des plus riches héritières de France. Avec la médiocrité de fortune s’enfuit le bonheur. La sauvage et terrible figure du comte d’Hérouville qui demande sa main, lui apparaît comme une nuée grosse de foudre qui étend son crêpe sur les richesses de la terre jusqu’alors dorée par le soleil. La pauvre comtesse s’efforce de chasser le souvenir des scènes de désespoir et de larmes amenées par sa longue résistance. Elle voit confusément l’incendie de la petite ville, puis Chaverny le huguenot mis en prison, menacé de mort, et attendant un horrible supplice. Arrive cette épouvantable soirée où sa mère pâle et mourante se prosterne à ses pieds, Jeanne peut sauver son cousin, elle cède. Il est nuit ; le comte, revenu sanglant du combat, se trouve prêt ; il fait surgir un prêtre, des flambeaux, une église ! Jeanne appartient au malheur. A peine peut-elle dire adieu à son beau cousin délivré. « — Chaverny, si tu m’aimes, ne me revois jamais ! » Elle entend le bruit lointain des pas de son noble ami qu’elle n’a plus revu ; mais elle garde au fond du cœur son dernier regard qu’elle retrouve si souvent dans ses songes et qui les lui éclaire. Comme un chat enfermé dans la cage d’un lion, la jeune femme craint à chaque heure les griffes du maître, toujours levées sur elle. La comtesse se fait un crime de revêtir à certains jours, consacrés par quelque plaisir inattendu, la robe que portait la jeune fille au moment où elle vit son amant. Aujourd’hui, pour être heureuse, elle doit oublier le passé, ne plus songer à l’avenir.

— Je ne me crois pas coupable, se dit-elle ; mais si je le parais aux yeux du comte, n’est-ce pas comme si je l’étais ? Peut-être le suis-je ! La sainte Vierge n’a-t-elle pas conçu sans… Elle s’arrêta.

Pendant ce moment où ses pensées étaient nuageuses, où son âme voyageait dans le monde des fantaisies, sa naïveté lui fit attribuer au dernier regard, par lequel son amant lui darda toute sa vie, le pouvoir qu’exerça la Visitation de l’ange sur la mère du Sauveur. Cette supposition, digne du temps d’innocence auquel sa rêverie l’avait reportée, s’évanouit devant le souvenir d’une scène conjugale plus odieuse que la mort. La pauvre comtesse ne pouvait plus conserver de doute sur la légitimité de l’enfant qui s’agitait dans son sein. La première nuit des noces lui apparut dans toute l’horreur de ses supplices, traînant à sa suite bien d’autres nuits, et de plus tristes jours ! —