Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/229

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l’occurrence, le croyaient riche ; mais il était joueur, et les joueurs n’ont rien en propre. Il était joueur autant que Montefiore, et tous les officiers jouaient avec eux : parce que, à la honte des hommes, il n’est pas rare de voir autour d’un tapis vert des gens qui, la partie finie, ne se saluent pas et ne s’estiment point. Montefiore avait été l’adversaire de Bianchi dans le pari du cœur espagnol.

Montefiore et Diard se trouvèrent aux derniers rangs lors de l’assaut, mais les plus avancés au cœur de la ville, dès qu’elle fut prise. Il arrive de ces hasards dans les mêlées. Seulement, les deux amis étaient coutumiers du fait. Se soutenant l’un l’autre, ils s’engagèrent bravement à travers un labyrinthe de petites rues étroites et sombres, allant tous deux à leurs affaires, l’un cherchant des madones peintes, l’autre des madones vivantes. En je ne sais quel endroit de Tarragone, Diard reconnut à l’architecture du porche un couvent dont la porte était enfoncée, et sauta dans le cloître pour y arrêter la fureur des soldats. Il y arriva fort à propos, car il empêcha deux Parisiens de fusiller une Vierge de l’Albane qu’il leur acheta, malgré les moustaches dont l’avaient décorée les deux voltigeurs par fanatisme militaire. Montefiore, resté seul, aperçut en face du couvent la maison d’un marchand de draperies d’où partit un coup de feu tiré sur lui, au moment où, la regardant de haut en bas, il y fut arrêté par une foudroyante œillade qu’il échangea vivement avec une jeune fille curieuse, dont la tête s’était glissée dans le coin d’une jalousie. Tarragone prise d’assaut, Tarragone en colère, faisant feu par toutes les croisées ; Tarragone violée, les cheveux épars, à demi nue, ses rues flamboyantes, inondées de soldats français tués ou tuant, valait bien un regard, le regard d’une Espagnole intrépide. N’était-ce pas le combat de taureaux agrandi ? Montefiore oublia le pillage, et n’entendit plus, pendant un moment, ni les cris, ni la mousquetade, ni les grondements de l’artillerie. Le profil de cette Espagnole était ce qu’il avait vu de plus divinement délicieux, lui, libertin d’Italie, lui lassé d’Italiennes, lassé de femmes, et rêvant une femme impossible, parce qu’il était las des femmes. Il put encore tressaillir, lui, le débauché, qui avait gaspillé sa fortune pour réaliser les mille folies, les mille passions d’un homme jeune, blasé ; le plus abominable monstre que puisse engendrer notre société. Il lui passa par la tête une bonne idée que lui inspira sans doute le coup de fusil du