Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/300

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tas de neige qui ruisselait en fondant, et céda lui-même au bonheur de se chauffer, en oubliant le péril, en oubliant tout. Sa figure contracta malgré lui une expression de joie presque stupide, et il attendit avec impatience que le lambeau de jument donné à son soldat fût rôti. L’odeur de cette chair charbonnée irritait sa faim, et sa faim faisait taire son cœur, son courage et son amour. Il contempla sans colère les résultats du pillage de sa voiture. Tous les hommes qui entouraient le foyer s’étaient partagé les couvertures, les coussins, les pelisses, les robes, les vêtements d’homme et de femme appartenant au comte, à la comtesse et au major. Philippe se retourna pour voir si l’on pouvait encore tirer parti de la caisse. Il aperçut, à la lueur des flammes, l’or, les diamants, l’argenterie, éparpillés sans que personne songeât à s’en approprier la moindre parcelle. Chacun des individus réunis par le hasard autour de ce feu gardait un silence qui avait quelque chose d’horrible, et ne faisait que ce qu’il jugeait nécessaire à son bien-être. Cette misère était grotesque. Les figures, décomposées par le froid, étaient enduites d’une couche de boue sur laquelle les larmes traçaient, à partir des yeux jusqu’au bas des joues, un sillon qui attestait l’épaisseur de ce masque. La malpropreté de leurs longues barbes rendait ces soldats encore plus hideux. Les uns étaient enveloppés dans des châles de femme ; les autres portaient des chabraques de cheval, des couvertures crottées, des haillons empreints de givre qui fondait ; quelques-uns avaient un pied dans une botte et l’autre dans un soulier ; enfin il n’y avait personne dont le costume n’offrît une singularité risible. En présence de choses si plaisantes, ces hommes restaient graves et sombres. Le silence n’était interrompu que par le craquement du bois, par les pétillements de la flamme, par le lointain murmure du camp, et par les coups de sabre que les plus affamés donnaient à Bichette pour en arracher les meilleurs morceaux. Quelques malheureux, plus las que les autres, dormaient, et si l’un d’eux venait à rouler dans le foyer, personne ne le relevait. Ces logiciens sévères pensaient que, s’il n’était pas mort, la brûlure devait l’avertir de se mettre en un lieu plus commode. Si le malheureux se réveillait dans le feu et périssait, personne ne le plaignait. Quelques soldats se regardaient, comme pour justifier leur propre insouciance par l’indifférence des autres. La jeune comtesse eut deux fois ce spectacle, et resta muette. Quand les différents morceaux que l’on avait mis sur des charbons