Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/47

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

comprendre la portée d’une pareille musique. Vous appartenez à une nation dont la langue et le génie sont trop positifs pour qu’elle puisse entrer de plain-pied dans la musique ; mais la France est aussi trop compréhensive pour ne pas finir par l’aimer, par la cultiver, et vous y réussirez comme en toute chose. D’ailleurs, il faut reconnaître que la musique, comme l’ont créée Lulli, Rameau, Haydn, Mozart, Beethoven, Cimarosa, Paësiello, Rossini, comme la continueront de beaux génies à venir, est un art nouveau, inconnu aux générations passées, lesquelles n’avaient pas autant d’instruments que nous en possédons maintenant, et qui ne savaient rien de l’harmonie sur laquelle aujourd’hui s’appuient les fleurs de la mélodie, comme sur un riche terrain. Un art si neuf exige des études chez les masses, études qui développeront le sentiment auquel s’adresse la musique. Ce sentiment existe à peine chez vous, peuple occupé de théories philosophiques, d’analyse, de discussions, et toujours troublé par des divisions intestines. La musique moderne, qui veut une paix profonde, est la langue des âmes tendres, amoureuses, enclines à une noble exaltation intérieure. Cette langue, mille fois plus riche que celle des mots, est au langage ce que la pensée est à la parole ; elle réveille les sensations et les idées sous leur forme même, là où chez nous naissent les idées et les sensations, mais en les laissant ce qu’elles sont chez chacun. Cette puissance sur notre intérieur est une des grandeurs de la musique. Les autres arts imposent à l’esprit des créations définies, la musique est infinie dans les siennes. Nous sommes obligés d’accepter les idées du poète, le tableau du peintre, la statue du sculpteur ; mais chacun de nous interprète la musique au gré de sa douleur ou de sa joie, de ses espérances ou de son désespoir. Là où les autres arts cerclent nos pensées en les fixant sur une chose déterminée, la musique les déchaîne sur la nature entière qu’elle a le pouvoir de nous exprimer. Vous allez voir comment je comprends le Moïse de Rossini !

Elle se pencha vers le médecin afin de pouvoir lui parler et de n’être entendue que de lui.

— Moïse est le libérateur d’un peuple esclave ! lui dit-elle, souvenez-vous de cette pensée, et vous verrez avec quel religieux espoir la Fenice tout entière écoutera la prière des Hébreux délivrés, et par quel tonnerre d’applaudissements elle y répondra !

Emilio se jeta dans le fond de la loge au moment où le chef d’orchestre