Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/48

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leva son archet. La duchesse indiqua du doigt au médecin la place abandonnée par le prince pour qu’il la prît. Mais le Français était plus intrigué de connaître ce qui s’était passé entre les deux amants que d’entrer dans le palais musical élevé par l’homme que l’Italie entière applaudissait alors, car alors Rossini triomphait dans son propre pays. Le Français observa la duchesse, qui parla sous l’empire d’une agitation nerveuse et lui rappela la Niobé qu’il venait d’admirer à Florence : même noblesse dans la douleur, même impassibilité physique ; cependant l’âme jetait un reflet dans le chaud coloris de son teint, et ses yeux, où s’éteignit la langueur sous une expression fière, séchaient leurs larmes par un feu violent. Ses douleurs contenues se calmaient quand elle regardait Emilio, qui la tenait sous un regard fixe. Certes, il était facile de voir qu’elle voulait attendrir un désespoir farouche. La situation de son cœur imprima je ne sais quoi de grandiose à son esprit. Comme la plupart des femmes, quand elle sont pressées par une exaltation extraordinaire, elle sortit de ses limites habituelles et eut quelque chose de la Pythonisse, tout en demeurant noble et grande, car ce fut la forme de ses idées et non sa figure qui se tordit désespérément. Peut-être voulait-elle briller de tout son esprit pour donner de l’attrait à la vie et y retenir son amant.

Quand l’orchestre eut fait entendre les trois accords en ut majeur que le maître a placés en tête de son œuvre pour faire comprendre que son ouverture sera chantée, car la véritable ouverture est le vaste thème parcouru depuis cette brusque attaque jusqu’au moment où la lumière apparaît au commandement de Moïse, la duchesse ne put réprimer un mouvement convulsif qui prouvait combien cette musique était en harmonie avec sa souffrance cachée.

— Comme ces trois accords vous glacent ! dit-elle. On s’attend à de la douleur. Ecoutez attentivement cette introduction, qui a pour sujet la terrible élégie d’un peuple frappé par la main de Dieu. Quels gémissements ! Le roi, la reine, leur fils aîné, les grands, tout le peuple soupire ; ils sont atteints dans leur orgueil, dans leurs conquêtes, arrêtés dans leur avidité. Cher Rossini, tu as bien fait de jeter cet os à ronger aux tedeschi, qui nous refusaient le don de l’harmonie et la science ! Vous allez entendre la sinistre mélodie que le maître a fait rendre à cette profonde composition harmonique, comparable à ce que les Allemands ont de plus compliqué, mais d’où il ne résulte ni fatigue ni ennui pour nos âmes. Vous autres