Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/98

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laquelle il a cheminé, et dont les saules traînants, l’onde claire et les espérances qui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent ; cette femme se rappelle les mille sentiments qui la torturèrent pendant une heure de jalousie ; l’une pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avec les riches couleurs du rêve un être idéal à qui elle se livre en éprouvant les délices de la femme caressant sa chimère dans la mosaïque romaine ; l’autre songe que le soir même elle réalisera quelque désir, et se plonge par avance dans le torrent des voluptés, en en recevant les ondes bondissant sur sa poitrine en feu. La musique seule a la puissance de nous faire rentrer en nous-mêmes ; tandis que les autres arts nous donnent des plaisirs définis. Mais je m’égare. Telles furent mes premières idées, bien vagues, car un inventeur ne fait d’abord qu’entrevoir une sorte d’aurore. Je portais donc ces glorieuses idées au fond de mon bissac, elles me faisaient manger gaiement la croûte séchée que je trempais souvent dans l’eau des fontaines. Je travaillais, je composais des airs, et après les avoir exécutés sur un instrument quelconque, je reprenais mes courses à travers l’Italie. Enfin, à l’âge de vingt-deux ans, je vins habiter Venise, où je goûtai pour la première fois le calme, et me trouvai dans une situation supportable. J’y fis la connaissance d’un vieux noble vénitien à qui mes idées plurent, qui m’encouragea dans mes recherches, et me fit employer au théâtre de la Fenice. La vie était à bon marché, le logement coûtait peu. J’occupais un appartement dans ce palais Capello, d’où sortit un soir la fameuse Bianca, et qui [« et qui » : lire « qui ».] devint grande-duchesse de Toscane. Je me figurais que ma gloire inconnue partirait de là pour se faire aussi couronner quelque jour. Je passais les soirées au théâtre, et les journées au travail. J’eus un désastre. La représentation d’un opéra dans la partition duquel j’avais essayé ma musique fit fiasco. On ne comprit rien à ma musique des Martyrs. Donnez du Beethoven aux Italiens, ils n’y sont plus. Personne n’avait la patience d’attendre un effet préparé par des motifs différents que donnait chaque instrument, et qui devaient se rallier dans un grand ensemble. J’avais fondé quelques espérances sur l’opéra des Martyrs, car nous nous escomptons toujours le succès, nous autres amants de la bleue déesse, l’Espérance ! Quand on se croit destiné à produire de grandes choses, il est difficile de ne pas les laisser pressentir ; le boisseau a toujours des fentes par où passe la lumière. Dans cette maison se trouvait la famille