Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/137

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notre Division. Presque toujours oubliés, nous demeurions là tranquilles, heureux à demi, semblables à deux végétations, à deux ornements qui eussent manqué à l’harmonie de la salle. Mais parfois les plus taquins de nos camarades nous insultaient pour manifester abusivement leur force, et nous répondions par un mépris qui souvent fit rouer de coups le Poète-et-Pythagore.

La nostalgie de Lambert dura plusieurs mois. Je ne sais rien qui puisse peindre la mélancolie à laquelle il fut en proie. Louis m’a gâté bien des chefs-d’œuvre. Ayant joué tous les deux le rôle du Lépreux de la vallée d’Aoste, nous avions éprouvé les sentiments exprimés dans le livre de monsieur de Maistre, avant de les lire traduits par cette éloquente plume. Or, un ouvrage peut retracer les souvenirs de l’enfance, mais il ne luttera jamais contre eux avec avantage. Les soupirs de Lambert m’ont appris des hymnes de tristesse bien plus pénétrants que ne le sont les plus belles pages de Werther. Mais aussi, peut-être n’est-il pas de comparaison entre les souffrances que cause une passion réprouvée à tort ou à raison par nos lois, et les douleurs d’un pauvre enfant aspirant après la splendeur du soleil, la rosée des vallons et la liberté. Werther est l’esclave d’un désir, Louis Lambert était toute une âme esclave. À talent égal, le sentiment le plus touchant ou fondé sur les désirs les plus vrais, parce qu’ils sont les plus purs, doit surpasser les lamentations du génie. Après être resté long-temps à contempler le feuillage d’un des tilleuls de la cour, Louis ne me disait qu’un mot, mais ce mot annonçait une immense rêverie.

— Heureusement pour moi, s’écria-t-il un jour, il se rencontre de bons moments pendant lesquels il me semble que les murs de la classe sont tombés, et que je suis ailleurs, dans les champs ! Quel plaisir de se laisser aller au cours de sa pensée, comme un oiseau à la portée de son vol ! — Pourquoi la couleur verte est-elle si prodiguée dans la nature ? me demandait-il. Pourquoi y existe-t-il si peu de lignes droites ? Pourquoi l’homme dans ses œuvres emploie-t-il si rarement les courbes ? Pourquoi lui seul a-t-il le sentiment de la ligne droite ?

Ces paroles trahissaient une longue course faite à travers les espaces. Certes, il avait revu des paysages entiers, ou respiré le parfum des forêts. Il était, vivante et sublime élégie, toujours silencieux, résigné ; toujours souffrant sans pouvoir dire : je souffre ! Cet aigle, qui voulait le monde pour pâture, se trouvait entre qua-