Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

débile, cet esprit si fortement trempé se trouvait plein de doutes ; cet homme, en qui résidait l’autorité, se sentait sans appui ; ce caractère ferme avait peu de confiance en lui-même. La valeur guerrière s’était changée par degrés en férocité, la discrétion en dissimulation l’amour fin et délicat des Valois se changeait en une inextinguible rage de plaisir. Ce grand homme méconnu, perverti, usé sur les mille faces de sa belle âme, roi sans pouvoir, ayant un noble cœur et n’ayant pas un ami, tiraillé par mille desseins contraires, offrait la triste image d’un homme de vingt-quatre ans désabusé de tout, se défiant de tout, décidé à tout jouer, même sa vie. Depuis peu de temps, il avait compris sa mission, son pouvoir, ses ressources, et les obstacles que sa mère apportait à la pacification du royaume ; mais cette lumière brillait dans une lanterne brisée.

Deux hommes que ce prince aimait au point d’avoir excepté l’un du massacre de la Saint-Barthélemi, et d’être allé dîner chez l’autre au moment où ses ennemis l’accusaient d’avoir empoisonné le roi, son premier médecin Jean Chapelain et son premier chirurgien Ambroise Paré, mandés par Catherine et venus de province en toute hâte, se trouvaient là pour l’heure du coucher. Tous deux contemplaient leur maître avec sollicitude, quelques courtisans les questionnaient à voix basse, mais les deux savants mesuraient leurs réponses en cachant la condamnation qu’ils avaient portée. De temps en temps, le roi relevait ses paupières alourdies et tâchait de dérober à ses courtisans le regard qu’il jetait sur sa mère. Tout à coup, il se leva brusquement et se mit devant la cheminée.

— Monsieur de Chiverny, dit-il, pourquoi gardez-vous le titre de chancelier d’Anjou et de Pologne ? Êtes-vous à notre service ou à celui de notre frère?

— Je suis tout à vous, sire, dit-il en s’inclinant.

— Venez donc demain, j’ai dessein de vous envoyer en Espagne, car il se passe d’étranges choses à la cour de Madrid, messieurs.

Le roi regarda sa femme et se rejeta dans son fauteuil.

— Il se passe d’étranges choses partout, dit-il à voix basse au maréchal de Tavannes, l’un des favoris de sa jeunesse.

Il se leva pour emmener le camarade de ses amusements de jeunesse dans l’embrasure de la croisée située à l’angle de ce salon, et lui dit : — J’ai besoin de toi, reste ici le dernier. Je veux savoir si tu seras pour ou contre moi. Ne fais pas l’étonné. Je romps mes