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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/278

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— Séraphîtüs, dit un soir Minna quelques jours après l’arrivée de Wilfrid à Jarvis, vous lisez dans l’âme de cet étranger, tandis que je n’en reçois que de vagues impressions. Il me glace ou m’échauffe, mais vous paraissez savoir la cause de ce froid ou de cette chaleur ; vous pouvez me le dire, car vous savez tout de lui.

— Oui, j’ai vu les causes, dit Séraphîtüs en abaissant sur ses yeux ses larges paupières.

— Par quel pouvoir ? dit la curieuse Minna.

— J’ai le don de Spécialité, lui répondit-il. La Spécialité constitue une espèce de vue intérieure qui pénètre tout, et tu n’en comprendras la portée que par une comparaison. Dans les grandes villes de l’Europe d’où sortent des œuvres où la Main humaine cherche à représenter les effets de la nature morale aussi bien que ceux de la nature physique, il est des hommes sublimes qui expriment des idées avec du marbre. Le statuaire agit sur le marbre, il le façonne, il y met un monde de pensées. Il existe des marbres que la main de l’homme a doués de la faculté de représenter tout un côté sublime ou tout un côté mauvais de l’humanité, la plupart des hommes y voient une figure humaine et rien de plus, quelques autres un peu plus haut placés sur l’échelle des êtres y aperçoivent une partie des pensées traduites par le sculpteur, ils y admirent la forme ; mais les initiés aux secrets de l’art sont tous d’intelligence avec le statuaire : en voyant son marbre, ils y reconnaissent le monde entier de ses pensées. Ceux-là sont les princes de l’art, ils portent en eux-mêmes un miroir où vient se réfléchir la nature avec ses plus légers accidents. Eh ! bien, il est en moi comme un miroir où vient se réfléchir la nature morale avec ses causes et ses effets. Je devine l’avenir et le passé en pénétrant ainsi la conscience. Comment ? me diras-tu toujours. Fais que le marbre soit le corps d’un homme, fais que le statuaire soit le sentiment, la passion, le vice ou le crime, la vertu, la faute ou le repentir ; tu comprendras comment j’ai lu dans l’âme de l’étranger, sans néanmoins t’expliquer la Spécialité ; car pour concevoir ce don, il faut le posséder.

Si Wilfrid tenait aux deux premières portions de l’humanité si distinctes, aux hommes de force et aux hommes de pensée ; ses excès, sa vie tourmentée et ses fautes l’avaient souvent conduit vers la Foi, car le doute a deux côtés : le côté de la lumière et le côté des ténèbres. Wilfrid avait trop bien pressé le monde dans ses deux formes, la Matière et l’Esprit, pour ne pas être atteint de la